RENCONTRE AVEC MADEMOISELLE PAULETTE NARDAL
Henri Pied
Le Naïf, Fort-de-France, n°102, 20-26 octobre 1976, p. 10-11.
La Négritude, qu’est-ce que c’était réellement ? On connait à ce propos le rôle joué par Césaire et Senghor dans ce mouvement qu’ils ont magistralement conduit à sa forme achevée. On ignore par contre tout ou presque tout des précurseurs. En prenant connaissance des souvenirs rapportés ici par Mlle Paulette Nardal, le lecteur se rendra compte que les années précédant l’apport décisif des grands de la Négritude ont été fertiles en contacts, rencontres, discussions, entre les Noirs américains, antillais, africains, et les libéraux d’Occident qu’elles ont maintenu une fermentation intense d’où, en définitive, ne pouvait pas ne pas jaillir dans toute son étincelante pureté un cri nègre. Le Naïf remercie ici Mlle Paulette NARDAL qui a accepté avec gentillesse de nous faire revivre ces années fondamentales dans l’histoire de nos pays, où les nègres pour la première fois réussirent à briser leur complexe d’infériorité séculaire.
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UNE OCCIDENTALE A PEAU BLANCHE
Le Naïf : Comment se présentait la France vers 1928-1932 pour un jeune noir des Antilles ?
Mlle Paulette Nardal : Je garde de cette période de ma vie un souvenir émerveillé... A mon arrivée en France, j’avais une telle admiration pour l’Occident… Je suis arrivée quelques années avant Joséphine Baker. J’ai souvent souffert. Vous savez combien les Français aiment des mots d’esprit faciles. Il y avait alors un journal qui, tous les jours, écrivait que les Noirs n’avaient jamais produit de Michel Ange... Vous connaissez la sensibilité des Antillais : toutes ces choses là nous frappaient beaucoup mes sœurs et moi… mais à ce moment-là, on ne peut pas dire que nous avions un objectif. Ça ne s’était pas encore précisé dans mon esprit. En réalité, à l’époque, je me considérais comme une occidentale à peau blanche, car quand nous sommes arrivées en France, qu’est-ce que vous voulez, nous étions les Mesdemoiselles Nardal et puis c’est tout. Des petites bourgeoises noires. Nous avons seulement pris conscience de notre différence après ; quand on nous l’a fait sentir. Mais à notre arrivée, c’était une belle innocence ! A cette époque, les étudiants étaient beaucoup plus considérés qu’ils ne le sont maintenant. Il n’y avait pas encore beaucoup d’immigrants noirs. Il n’y avait pas encore des gens qui acceptaient des emplois que les Français refusaient. Aussi nous avons eu l’occasion de fréquenter tous les milieux, occidentaux et nègres. A la fin je suis entrée dans le groupe « Ad Lucem par uualitatum ». J’ai rencontré des gens absolument extraordinaires, des métropolitains notamment dont j’ai pu juger de la sincérité.
En définitive, pour toutes les raisons, en dehors de quelques gens ignares, nous n’avons pas eu à souffrir de manière permanente des préjugés de couleur, pour la bonne raison que nous étions très peu nombreuses en tant que filles. On s’intéressait aussi au phénomène que nous étions. Imaginez des Antillaises pratiquant le latin et le grec comme ma sœur Jeanne qui était de la même section que Sarah Lazareff. Sa première apparition dans l’amphithéâtre a fait sensation... Autant que sa première dissertation où elle a obtenu la meilleure note. Qui est Jeanne Nardal ? Le public époustouflé l’a vue se lever – Et alors Sarah Lazareff s’est rendue compte de l’isolement de Jeanne, lui a parlé, et nous sommes ensuite devenues de très bonnes amies.
ALLEZ SALUER MARIAN ANDERSON
Le Naïf : Ainsi par certains côtés, vous vous sentiez admises, et par d’autres rejetées...
Mlle Paulette Nardal : Malgré tout, malgré tout, nous prenions conscience. Nous rencontrions beaucoup de congénères. C’était la renaissance nègre. Nous avions lu tous les livres qui pouvaient parler de la question. Nous avions alors beaucoup plus d’amis américains que d’amis africains. Les Américains quand ils sont en France sont beaucoup moins imbus de leur supériorité… J’ai apprécié tout ce que nous portaient les Noirs américains. Les Négro Spirituals conquéraient le monde. Les Négro Spirituals font appel à un des sentiments profonds de l’humanité. Le monde et en particulier la France, prenaient conscience de la valeur de l’Homme noir. Voyez vous, nous avons ressenti profondément l’impact de toutes ces choses. Il faut avoir lu Banjo, L’Étincelle de Walter Wright. Alors à ce moment-là nous avons eu cette envie de faire quelque chose, d’autant plus qu’on ne pouvait fréquenter des Américains sans penser à Marcus Garvey. Nous avons eu autour de nous un cénacle brillant qui nous a confirmées dans l’idée de la lune pour l’humanisation du Noir en général et du Noir américain en particulier. Je me souviens avec quelle angoisse on posait des questions a Frobenius sur les données de la science. Il nous disait : « Alors, il n’y a pas de différence. Il n’y a que la pigmentation. Il n’y a pas de différence fondamentale ». Cela nous a apporté une espèce d’assurance. Et puis aussi notre assurance s’est renforcée d’avoir écouté les grands artistes noirs dont le premier a été Roland Hayes. Chaque fois que nous apprenions qu’un compositeur noir devait se produire, nous prévenions tous nos camarades, on leur envoyait des « pneus » : « Allez saluer Maria Anderson dans les coulisses des Champs Elysées ». J’ai voulu traduire le New Negro pour Payot. Il l’a lu, il m’a dit : « tout cela, c’est très bien. Mais ce ne serait pas un succès de librairie. Par contre, si vous écrivez un livre sur Joséphine Baker… ». Ainsi le moment n’était pas encore venu, même s’il approchait. Pour Césaire c’est le même processus que pour nous. Seulement Césaire et Senghor sont beaucoup plus jeunes. Ils ont profité de la vague préexistante. Ils ont eu une action beaucoup plus brillante que celle que nous pouvions avoir.
NOUS ÉTIONS SINCÈREMENT RÉVOLTÉES...
MAIS NOUS ÉTIONS BIEN INNOCENTES
Le Naïf : On sent très bien le cheminement de votre prise de conscience, sans pour autant trouver l’élément déterminant qui vous contraindra à l’engagement et à une certaine forme de militantisme...
Mlle Paulette Nardal : Le moment historique pour nous ? C’est lors de la guerre d’Ethiopie que nous nous sommes révoltés dans notre petit groupe contre l’agression italienne. (N.D.L.R. : La guerre d’Éthiopie déclencha également des mouvements de solidarité des Noirs américains. Elle fonda le même sentiment d’horreur et de solidarité chez les jeunes “coloniaux” de 1930, que l’assassinat de Mehdi Ben Barka, Patrice Lumumba, Che Guevara chez ceux des années 60). Je fréquentais alors des milieux catholiques de gauche. J’ai été envoyée en Belgique pour parler de ce problème éthiopien. A Bruxelles j’ai été reçue par le député De Winde. J’ai causé à Mons, Namur, Bruxelles, Anvers. Ma mission était de présenter la pensée des Noirs en ce qui concerne l’invasion. En outre, je faisais partie d’un mouvement de coordination contre la guerre et le fascisme (j’ai rencontré là pour la première fois Madame Marcus Garvey). Nous étions sincèrement révoltées même si, au point de vue politique, nous étions des innocentes. A cette époque, Césaire n’avouera pas qu’on s’est rencontrés chez moi au 85 rue de Flavière avec un Guadeloupéen, l’oncle de Mme Lung Fu ; nous avons envoyé un télégramme à la S.D.N. pour protester contre l’agression italienne. Moi, j’ai bien l’impression qu’il minimise ce que j’ai pu faire dans le passé et Dieu sait si je n’avais aucune ambition…
CE NOIR AVAIT LES YEUX D’UNE DOUCEUR EXTRAORDINAIRE
Le Naïf : Vous n’avez aucune ambition, mais tout compte fait vous étiez très fortement engagée du côté des Noirs.
Mlle Paulette Nardal : Je n’avais aucune ambition. Je n’imaginais même pas qu’on appellerait cela “Négritude” après. J’étais simplement contente de pouvoir envisager qu’un jour les Noirs du monde entier se rencontreraient fraternellement. Mais je n’avais jamais pensé au mot “décolonisation”. A ce moment le mot “décolonisation” n’a jamais été un mot clé.
Le Naïf : A quel moment le mot décolonisation a t-il eu dans votre esprit son véritable sens ?
Mlle Paulette Nardal : Dans le dernier numéro de la Revue du monde noir, nous avions un article au sommaire : « Le droit de colonisation…» c’est peut-être vers l’époque de Légitime défense que tout cela se précisa. Je me souviens d’un meeting très « chauffant » à la fin duquel un Noir anglais me disait : « Mlle Nardal, nous aurons l’indépendance, ça je vous l’assure, nous aurons l’indépendance ». Et je me souviens que ce Noir avait les yeux d’une douceur extraordinaire.
« ET MOI ASSIS SUR LES DEGRÉS DE L’OMBRE ... »
Le Naïf : Pourquoi y a t-il toujours eu une certaine distance entre Aimé Césaire et vous, jusqu’à nos jours ?
Mlle Paulette Nardal : Nous, nous n’avons rien contre lui. Au contraire. Nous sommes fières de ce qu’il est. Et quand parfois j’entends critiquer cet homme et sa couleur je dis toujours : « N’oubliez pas que cet homme est respecté partout dans le monde. Il fait honneur à son pays, la Martinique. Il fait honneur à sa race ». Je me souviens d’une de ses plus grandes conférences (NDLR : Il s’agissait sans doute de la conférence de Césaire sur la savane avec Malraux) où au cours d’une envolée il s’expliqua ainsi : « [...] Et moi assis sur les degrés de l’ombre ». C’était juste et c’était beau, à ce moment-là il atteint le comble de son génie. Non, vraiment, je regrette qu’il ne nous aime pas. Une chose qui m’avait choquée, c’est un article qu’il a fait paraître dans Le Monde. Je sentais la haine qu’il a pour la France. Il y a sa déclaration récente : moi je trouve vraiment que ce serait mutiler les Antillais que de rejeter la France. Qu’est-ce qui resterait Seigneur, qu’est-ce qui resterait...?
Le Naïf : Pourquoi la Revue du monde noir a t-elle disparue ?
Mlle Paulette Nardal : Ce fut une question d’argent. Le n°5 a été jeté à la mer. Nous étions mal vus. J’étais pourtant enthousiasmée par ce travail. J’avais chez moi une étudiante noire américaine et nous faisions la traduction. Je n’ai jamais touché un sou. C’était absolument bénévole. C’est comme si nous retrouvions une fréquentation de notre être. Nous avions été isolées en Martinique et nous retrouvions une partie de la famille.
C’EST A CE MOMENT-LA QUE NOUS AVONS SU QUE LES CHOSES COMMENÇAIENT A BOUGER...
Le Naïf : Comment se fait-il que vous ayiez été si engagée en France et si silencieuse en Martinique ?
Mlle Paulette Nardal : En Martinique, je n’ai pas été totalement silencieuse. J’ai fondé une revue féminine, La femme dans la cité (NDLR), cette revue de 12 pages d’un format supérieur à l’actuel Naïf vécut 52 numéros sur plusieurs années, de 1948 à 1951 environ. A mon retour ici, j’étais dépourvue de préjugés. Je ne craignais de m’adresser ni aux métropolitains, ni aux nègres, ni aux békés. J’avais demandé à Mlle Adeline de Reynal un éditorial pour ma revue. Ça a été une levée de boucliers, on n’a pas compris. Un autre évènement marquant pour moi fut un incident entre ma sœur Jeanne et la femme d’un officier blanc. Jeanne avait joué sur la savane dans un endroit réservé aux officiers blancs. Elle reçut une observation d’une de leur femme. Elle répondit par l’intermédiaire des journaux. Une réponse cinglante et en même temps digne. Cela avait fait l’effet d’une bombe. Un troisième évènement qui nous marqua fut la création d’une association féminine par ma sœur Lucie. Quand elle a commencé à parler des Negro Spirituals et de la question noire (elle avait une très grande facilité de parole) elle a senti une telle vague d’hostilité qu’elle s’est laissée démonter. Nous avions compris qu’il nous fallait observer et ne pas répandre nos idées. Les gens d’ici étaient loin d’apprécier leur race. Ils avaient un extraordinaire complexe d’infériorité. C’est seulement quand les étudiants antillais ont commence à épouser des étudiantes de couleur et non des métropolitaines, c’est à ce moment-là que nous avons su que les choses commençaient vraiment à bouger et à changer.
NDLR : Mlle Paulette Nardal a eu 80 ans le 12 octobre de cette année.
Propos recueillis par Henri Pied le 1er octobre.