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PRATIQUE DE LA DIASPORA

EXTRAIT DU PROLOGUE

Brent Hayes Edwards

Une approche possible des frémissements culturels de l’internationalisme noir consiste à considérer les façons dont, pendant et après la guerre, la France métropolitaine fut un des lieux clés où des protagonistes africains-américains, antillais et africains furent en mesure de « se lier ». Pendant la Première Guerre mondiale, près de 370 000 Africains-Américains servirent en France, aussi bien dans les unités de combat que dans l’intendance d’un corps expéditionnaire américain ségrégué. En plus de l’accueil chaleureux des civils français, les soldats noirs américains se trouvèrent face à la présence tangible de soldats de couleur issus de l’ensemble de l’empire français. Durant la guerre, la France enrôla près de 620 000 soldats des colonies, dont environ 250 000 du Sénégal et du Soudan occidental, et 30 000 de la Caraïbe française. Dans le même temps, elle importa une force de travail d’environ 300 000 personnes, en provenance autant du reste de l’Europe que des colonies. Même si la France rapatria la grande majorité des troupes « indigènes », en 1926 pas moins de 10 000 étudiants et travailleurs caribéens et 1 500 travailleurs noirs africains se trouvaient à Paris, aux côtés de centaines de visiteurs et d’expatriés africains-américains. Après la guerre, les récits de ces rencontres et de ces liens, forgés dans les tranchées et sur les docks, firent le voyage retour vers les États-Unis avec les forces armées américaines. Des femmes et des hommes noirs américains restèrent en France pour étudier ou s’y produire, la plupart gravitant autour de Paris — puisque Paris en était venu à apprécier dans le même temps l’art nègre* et le jazz, en partie grâce aux concerts donnés par des unités de musique militaire, comme celle de James Reese Europe et son groupe des « Hell fighters », du 369e régiment d’infanterie, ou par des musiciens d’après-guerre comme Palmer Jones et son International Five, Louis Mitchell, Arthur Briggs, Cricket Smith, Eugene Bullard, Ada Smith ou encore Florence Embry Jones. Si l’on s’en tient à ne considérer que les créatrices et créateurs culturels généralement associés à la Harlem Renaissance, il est frappant de constater que celles et ceux qui sont restés aux États-Unis sont l’exception. Sans même mentionner les artistes visuels, presque toutes les figures littéraires majeures de la période ont passé du temps à l’étranger dans les années 1920, et singulièrement à Paris, que ce soit Anna Julia Cooper, Claude McKay, Walter White, Gwendolyn Bennett, Countee Cullen, Langston Hughes, Alain Locke, James Weldon Johnson, Jessie Fauset, Joel Rogers, Jean Toomer, Eric Walrond ou Nella Larsen. On néglige de même souvent combien la première intelligentsia antillaise et africaine francophone (René Maran, Kojo Tovalou Houénou, Louis Achille, Léo Sajous, Léon-Gontran Damas…) était à l’époque tout aussi mobile, se déplaçant entre l’Europe, l’Afrique, et dans certains cas, les États-Unis.

Cependant, ces chiffres sont loin d’approcher la concentration de personnes afrodescendantes qui se trouvait à Harlem. Il faut comprendre que l’importance de Paris à cette époque ne se réduit pas à une simple question de taille de la population. Comme l’a soutenu Raymond Williams, il s’agit plutôt du fait que la métropole européenne après guerre procura un type d’espace vibrant et cosmopolite particulier, favorable à l’interaction, qui n’était disponible ni aux États-Unis ni dans les colonies. Il permettait « une complexité et une sophistication dans les relations sociales, complétées dans les cas les plus importants — à Paris par-dessus tout —, d’une exceptionnelle liberté d’expression. (…) Au sein de ce nouveau genre de société, ouverte, complexe, mobile, des petits groupes pouvaient trouver des points d’appui de diverses sortes, quelles que soient leurs formes de divergence ou de dissidence ». Le rôle de Paris fut crucial, parce que cette ville permit des franchissements de frontières, des conversations et des collaborations qui n’étaient nulle part ailleurs possibles au même degré.

Si Paris résonna tant dans les cultures de l’internationalisme noir, c’est qu’elle en vint dans le même temps à représenter certains types d’intersections, certaines extensions de l’horizon, même pour des populations qui ne voyageaient pas. Je discuterai de ce point plus en détail plus loin, en rapport avec des genres variés, mais pour esquisser rapidement ces implications, on pourrait remarquer — juste en ce qui concerne la production romanesque noire états-unienne de l’entre-deux-guerres — que s’interroger sur la fonction de Paris, c’est poser un ensemble plus vaste de questions connexes sur le rôle de sites extranationaux, même dans des textes qui sont le canon littéraire putatif de « Harlem ». C’est comme si certains mouvements, certains débats, certaines épiphanies ne pouvaient être mis en scène qu’au-delà des confins des États-Unis, et même parfois dans d’autres langues que l’anglais. En d’autres mots, pourquoi Autobiographie d’un ex-homme de couleur de James Weldon Johnson (antérieur à la guerre mais qui devint un texte clé après sa réimpression dans les années 1920) situe à Berlin la prise de conscience par le narrateur de l’utilisation de matériaux folkloriques dans la composition classique ? Pourquoi le Plum Bun de Jessie Fauset nécessite-t-il cette fin à Paris ; pourquoi le dernier tiers de son Comedy: American Style se déroule-t-il dans le sud de la France ?  On pense aussi à Sables mouvants de Nella Larsen, avec ses scènes cruciales à Copenhague, à Banjo de Claude McKay, qui a Marseille pour décor, à Dark Princess de Du Bois, si fasciné par les allées du pouvoir et par les intrigues internationales, ou au Tropic Death d’Eric Walrond, démêlant les intrications de l’impérialisme et des migrations ouvrières dans le bassin caribéen.

Si de nombreux gens de lettres noirs adoubèrent d’une façon ou d’une autre l’idée selon laquelle Harlem était la capitale culturelle noire du monde, nombre d’entre elles et d’entre eux en vinrent pourtant à percevoir Paris comme un espace d’interaction privilégié pour l’échange et le dialogue transnational noir. Comme l’exprime Tyler Stovall, le rôle de Paris, pour les érudites et érudits africains-américains en particulier, « était à la fois fascinant et profondément ironique. Après tout, la ville était le cœur de l’un des plus grands empires coloniaux du monde, un lieu où des fonctionnaires français anonymes supervisaient l’assujettissement de millions de Noirs africains. (…) Hormis Marseille, Londres et quelques autres villes britanniques, nulle part ailleurs en Europe ne se trouvait une population noire plus diverse. Plus encore qu’aux États-Unis et même qu’à New York, les Africains-Américains trouvèrent qu’à Paris l’idéal abstrait d’une unité et d’une culture noires mondiales devenait une réalité tangible. (…) Le colonialisme et le primitivisme français se combinèrent ainsi paradoxalement pour entretenir une vision de l’unité panafricaine ».

Une vision de l’internationalisme peut-être, mais pas exactement une « unité noire mondiale » : dans ces circuits transnationaux, l’expression moderne noire n’est pas composée d’un fil unique, mais de rencontres souvent malaisées entre personnes afrodescendantes. Les cultures de l’internationalisme noir ne se forment qu’au sein des « paradoxes » que mentionne Stovall, et si elles permettent des alliances et des interventions nouvelles et imprévues sur la scène mondiale, elles sont également caractérisées par des méprises et des malentendus inévitables, des aveuglements et des solipsismes persistants, des collaborations faillies et avortées, un échec à traduire ne serait-ce qu’une grammaire de base de la noirité [blackness].

Comme l’indique Stovall, une des raisons qui rendaient malaisées les rencontres entre personnes noires ou de couleur aux abords de la Seine était l’habitude des Africains-Américains de penser Paris comme libératrice, « exempte de racisme », à l’apogée de l’exploitation coloniale française. Claude McKay prit à partie les gens de lettres de la Harlem Renaissance sur cette question : « Les bons traitements individuels reçus de ceux qu’ils ont rencontrés en France sont si hautement valorisés par les Noirs qu’ils en oublient l’exploitation des Africains par les Français. (…) Ainsi la sympathie de l’intelligentsia noire est complètement acquise à la France. Elle est très bien informée des actes barbares perpétrés par les Belges au Congo mais ne sait rien des actes barbares des Français au Sénégal, du vol organisé des travailleurs indigènes, de l’enrôlement forcé des recrues, de la réduction de la population à l’extrême pauvreté et à la faim, ou de l’annihilation totale des tribus. Il est possible que l’intelligentsia noire ne veuille rien savoir de tout cela, dans la mesure où elle peut librement généraliser sur les différences de traitement des Noirs dans la France bourgeoise et dans l’Amérique ploutocratique. »

Cet aveuglement permit à l’intelligentsia de Harlem de se délecter de ses propres mythes avant-gardistes, en employant la supposée universalité des « droits de l’homme » français pour dénoncer le racisme états-unien. La solidarité noire transnationale est alors troquée contre un certain crédit national, un genre d’antiracisme dans un seul pays. Dans cette configuration, la notion même de Paris noir* est paradoxale en ce qu’elle représente l’élision de la culture noire française sous toutes ses formes, celle des travailleuses et travailleurs, artistes, étudiantes et étudiants africains et antillais francophones, ou celle des traditions d’expression et de lutte des populations des colonies françaises elles-mêmes.

Ce qui est rarement admis dans les appréciations qui voient le mouvement du New Negro comme un échec — en ce qu’il fut myope, élitiste et insuffisamment radical — est le degré auquel les paradoxes du Paris noir sont en fait constitutifs de l’expression moderne noire en général, modelée dans une mesure significative par ce que Kenneth Warren a appelé les « inévitables malentendus » du discours diasporique. Les tentatives d’articuler « le problème de la race comme problème mondial », pour reprendre la phrase de Locke, — entretenir les liens entre populations afrodescendantes afin d’organiser « les peuples les plus sombres du monde » au-delà des limites des États-nations et des langues — sont nécessairement déformées par ces mêmes limites. À savoir que le plan international est d’accès inégal pour des sujets qui ont des relations historiques différentes à la nation, par exemple dans la collaboration entre un citoyen américain marqué par un contexte d’exclusion raciste violente, de privation de droits, de ségrégation d’une population minoritaire, et un citoyen français ouest-africain venu d’un contexte de colonialisme, d’assujettissement après l’invasion d’une population majoritaire, de structures eurocentriques de privilège et de mobilité. Ainsi, si les cultures de l’internationalisme noir sont façonnées par les impératifs de ce qu’Edward Said a appelé des « internationalisations antagonistes » (des tentatives d’organiser des alliances pour défier les discours dominants de l’universalisme occidental), ces cultures sont tout aussi « antagonistes » à elles-mêmes, soulignant les différences et les désaccords parmi les populations noires dans nombre de registres.

Une autre manière de dire cela est de remarquer que les cultures de l’internationalisme noir ne peuvent se percevoir qu’en traduction. On ne peut s’emparer de la question de la « diaspora » sans prendre en compte le fait que la grande majorité des peuples afrodescendants ne parle pas l’anglais, ni ne le lit. J’ai tracé le contour de quelques-unes des raisons pour lesquelles il y a du sens à situer cette question en particulier au travers des dialogues et des rencontres facilités dans la métropole française entre les deux guerres mondiales ; si, comme je l’avance, cet espace est privilégié et richement varié, cela ne se limite aucunement au prisme de l’échange linguistique. Plus largement, on se doit d’approcher un tel projet en s’occupant des manières par lesquelles les discours de l’internationalisme voyagent, sont traduits, disséminés, reformulés et débattus dans des contextes transnationaux marqués par la différence.

Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy et Grégory Pierrot.

 

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