
MAGHREB NOIR
Rabat, Alger et Tunis dans les luttes panafricaines
Paraska Tolan-Szkilnik
Extrait de l’introduction
Par une journée torride de juillet 1969, une voiture pleine de poètes et de peintres marocains, dont l’écrivain Tahar Ben Jelloun, le poète Abdellatif Laâbi et le militant Abraham Serfaty, entrait dans Alger pour se rendre au Festival panafricain (Panaf). Ces jeunes Marocains rejoignaient au festival des milliers d’autres artistes-militants venus de tout le continent africain, d’Europe, d’Asie et des Amériques. Les hôtels débordaient de délégations officielles d’États nouvellement indépendants, si bien que Ben Jelloun et d’autres participants non accrédités durent dormir dans les écoles, les gymnases et parfois même sous les ponts. Pendant le Panaf, Ben Jelloun rencontra pour un entretien le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane, dont il adorait le travail. Réalisé par Sembène en 1968, Le Mandat était selon Ben Jelloun le premier manifeste cinématographique du continent africain, car le film s’insurgeait contre les dures réalités de la vie sous les régimes autoritaires postcoloniaux. Durant l’entretien, Ben Jelloun demanda à Sembène: « Comment doit se définir, d’après toi, un cinéma africain qui tend justement à être en rupture avec la culture occidentale ? » Sembène répondit catégoriquement : « Ne parlons pas d’Occident. Parlons de nous. » La conversation s’orienta alors vers le rôle de l’artiste en Afrique. « Pour moi, c’est un homme politique, déclara Sembène, […] C’est un homme totalement engagé dans une perpétuelle dénonciation. Son rôle, c’est d’être militant, combattant. » Dans l’Afrique postcoloniale, il n’y avait pour Sembène qu’une seule forme d’art valable : l’art militant.
Ben Jelloun et Sembène débattaient du rôle des artistes en Afrique au beau milieu du Panaf, l’une des plus grandes célébrations de la culture révolutionnaire sur le continent africain. Financé par l’État algérien et l’Organisation de l’unité africaine (OUA), le Panaf était dédié à l’art politique sous toutes ses formes : parades, concerts, lectures de poésie, expositions d’art visuel. « L’idée occidentale de culture s’est fourvoyée en favorisant la thèse selon laquelle la culture est un luxe pour les “sur-développés” », pouvait-on lire dans un prospectus du festival. Les artistes réunis entendaient se débarrasser de cette inacceptable distinction entre l’art et la vie. Dans son discours d’ouverture, le président algérien Houari Boumédiène affirmait que la culture était une « arme dans nos luttes de libération. »
Dans les premières années suivant l’indépendance, le Front de libération national (FLN), une des principales organisations nationalistes qui avaient combattu contre la France, s’appropria la révolution que le peuple avait conduite contre la puissance coloniale. Le FLN créa un récit de l’indépendance qui avait pour but de présenter les meneurs du parti comme des héros anticoloniaux, en les glorifiant par le biais d’un art officiel soutenu par l’État. Monopolisant la production culturelle, le gouvernement propageait l’idée que la liberté consistait en une libération collective et panafricaine de la domination étrangère. Si le panafricanisme plaisait au gouvernement algérien, c’était avant tout parce qu’étant organisé autour d’une fédération assez vague d’États africains, il ne menaçait pas l’autorité du FLN. En avançant le panafricanisme comme idéologie d’État, les dirigeants algériens espéraient de plus que l’agitation anticoloniale continue de canaliser la colère vers l’extérieur, contre les anciennes puissances coloniales, plutôt que vers l’intérieur, contre ces mêmes dirigeants de plus en plus autoritaires.
Étant donné l’objectif annoncé du Panaf, Ben Jelloun et Sembène auraient dû se sentir chez eux dans le tumulte des rues de l’Alger de 1969. Pourtant, eux et leurs pairs n’étaient pas dupes des tentatives du gouvernement de contrôler la conversation panafricaine, puisqu’ils savaient bien que la liberté ne pouvait être contenue dans les infrastructures des États postcoloniaux. Ce festival, ils le perçurent comme une tentative de coopter la puissance et le potentiel de l’art révolutionnaire, pour les mettre au service d’un projet étatique postcolonial corrompu. Loin des grands événements officiels du Panaf, Ben Jelloun, Sembène et leurs camarades se rencontrèrent surtout autour de tables de cuisine, dans les bars obscurs et les cafés ombragés de la capitale algérienne, pour discuter du rôle que l’artiste devait tenir dans l’Afrique postcoloniale selon eux. Et ils parvenaient à la même conclusion que Sembène : la tâche de l’artiste était la dissidence.
Pendant plus d’une décennie après l’indépendance, deux formes différentes de panafricanisme entrèrent en conflit au Maghreb. La première était un projet étatique mis en scène à destination de tout un chacun dans des événements comme le Panaf. L’autre était un projet méfiant vis-à-vis de l’État, mené par un groupe fluctuant d’artistes militants qui créèrent une culture panafricaine, opposée à la fois aux interminables conséquences du colonialisme européen, mais aussi à l’autoritarisme des États postcoloniaux. Ainsi, parce que les gouvernements maghrébins réussirent à monopoliser la culture panafricaine postcoloniale, c’est au-delà de l’État, de ses infrastructures et du peuple tel que défini par lui, qu’il nous faut regarder, afin de retrouver le panafricanisme dissident dans des lieux alternatifs d’engagement politique, les ondes radio, les pages de magazines, les grands rassemblements des festivals et même parfois l’intimité des chambres à coucher.
Maghreb noir se penche sur cette dissidence entretenue dans le dialogue entre artistes militants de ce que j’ai appelé la « génération Maghreb », en raison de la place centrale occupée par l’Afrique du Nord dans son évolution politique et artistique. Les capitales de la région (Rabat, Alger, Tunis) furent des points de convergence pour les artistes militants, des espaces où ils et elles écrivirent, peignirent, imprimèrent des périodiques, filmèrent, suivirent des entraînement militaires, rirent, firent l’amour et débattirent du futur de l’Afrique. Maghreb noir est l’histoire des sites alternatifs d’engagement panafricain au Maghreb et des artistes militants qui habitèrent ces espaces.
Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy et Grégory Pierrot