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LETTRE AU GOUVERNEUR DE LA MARTINIQUE

Paulette Nardal

7 novembre 1943

De Mademoiselle Paulette NARDAL,
Victime civile de guerre,

Monsieur le Gouverneur,

J’ai l’honneur de signaler à votre haute attention la situation exceptionnelle qui est la mienne, et m’excuse dès maintenant de vous imposer la lecture d’un si long exposé.
J’ai passé environ dix-huit ans en France où j’ai fait mes études supérieures d’anglais. Attiré par les questions sociales, je me suis orientée ensuite vers le journalisme et le secrétariat parlementaire. En 1936, j’étais la secrétaire de Mr. Galandou Diouf, député du Sénégal. Je m’occupais alors de propagande coloniale. C’est ainsi qu’en mars 1939, je suis entrée en rapport avec la firme « Les jeunes artisans du Cinéma » qui me demanda d’écrire le scenario d’un film de propagande touristique pour la Martinique. Je suis l’auteur d’un « Guide du Tourisme à la Martinique » dont la rédaction m’avait été confiée par la Société de Géographie, 125, boulevard Saint-Germain, à Paris, lors de l’Exposition Coloniale de 1932 (voir Bibliothèque Schœlcher).
Bref, sur la demande de la société « Les Jeunes artisans du Cinéma », je fus envoyée en mission à la Martinique par M. Georges Mandel, alors Ministre des Colonies. Je devais y consacrer mes vacances (fin juillet à fin septembre).
Je quittai Paris le 21 juillet 1939, confiant mon appartement (14, rue du Dr. Roux, XVe) au concierge de l’immeuble. Pouvais-je penser qu’il ne me serait plus donné de rentrer en France ?
La déclaration de la guerre me surprit à la Martinique. N’écoutant que mon devoir, je n’hésitai pas à prendre le chemin du retour pour rallier mon poste et m’embarquai sur le SS « Bretagne », le 13 septembre 1939.
Vous savez, Monsieur le Gouverneur, la fin tragique de ce steamer, torpillé le 13 octobre 1939 à un jour et une nuit des côtes anglaises, et cette atroce particularité que le sous-marin allemand s’acharna à tirer à la hauteur des embarcations de sauvetage réservées aux femmes et aux enfants. Les premiers canots amenés au niveau des ponts étant tombés à la mer par suite de la rupture des cordages, on dut mettre rapidement à l’eau ceux qui restaient, et les passagers se trouvèrent dans l’obligation de prendre des échelles de corde et des cordes à nœuds pour rejoindre les embarcations.
Je n’ai malheureusement trouvé pour descendre qu’une corde à nœuds. Je ne suis pas sportive. Ayant quand même conservé un peu de sang-froid, j’ai dû m’y reprendre à trois fois pour opérer un rétablissement sur le bastingage et me lancer par-dessus bord. Le sous-marin continuait à tirer. Je me souviens seulement d’une terrible secousse à la fin de laquelle j’allai m’écraser à genoux au fond d’un canot de sauvetage.
Je réussis à me relever seule et m’assis sur une banquette. En relevant mon manteau, je vis mon genou gauche complètement ouvert, la rotule brisée et une longue déchirure par laquelle coulait abondamment le sang.
Je passe rapidement sur mes souffrances, sur notre sauvetage, après quatre heures d’attente, par un destroyer et notre arrivée à Plymouth le samedi 14 octobre.
Pendant trois mois, je restais entre la vie et la mort. J’avais également une fracture du col du côté gauche. Ce n’est que par miracle que j’ai échappé à l’amputation. Mais je demeure infirme, la jambe gauche raccourcie de deux centimètres et demi, le pied déformée et avec une ankylose définitive du genou gauche. Je ne porte plus d’appareil et m’aide d’une canne. Aussi il m’est impossible de marcher pieds nus et sans appui.
Mon séjour au City Hospital de Plymouth où les soins les plus dévoués m’ont été prodigués, a duré onze mois. De fait je quittai cette ville fin septembre 1940, après y avoir subi trois mois d’alertes et de bombardements. Pendant mon voyage de Liverpool à New-York, nous fumes harcelés par les sous-marins ennemis. De New-York, un bateau m’amena à Puerto-Rico et de là je pris l’avion pour rentrer en Martinique.

* * *

Et maintenant, Monsieur le Gouverneur, voici quelle est ma situation au point de vue financier.
En juillet 1940, la monnaie française n’était plus cotée en Angleterre. Pour payer mes frais de retour, je dus m’adresser à mon cousin L. T. Achille, maintenant aspirant et en route pour le front, mais alors professeur à l’Université noire de Howard (Washington). Il me câbla 350 dollars que je me trouve jusqu’à présent dans l’impossibilité de lui rembourser.
Pendant mon séjour en Angleterre, j’ai continué à payer le loyer de mon appartement à Paris (on m’avait caché la gravité des suites de mes blessures). Mes parents ont assumé ces frais auxquels il convient d’ajouter ceux de correspondances par câble.
Dans le sinistre du « Bretagne » j’ai perdu tous mes effets (vêtements, bijoux, documents, papiers, musique, etc.). Et si l’on veut bien tenir compte de l’ensemble des circonstances qui me sont particulières, c’est à une soixantaine de mille francs environ que se chiffreraient en définitive les dommages et autres résultant pour moi du torpillage du « Bretagne ».

* * *

Rentrée à la Martinique le 12 octobre 1940, j’ai été pendant un an et demeure encore, dans une certaine mesure, à la charge de mon père âgé aujourd’hui de 79 ans. Je ne puis compter sur mes sœurs qui, avant la guerre, avaient assumé de lourdes charges.
Les cours d’anglais que je fais au couvent de St-Joseph et les leçons particulières ne me permettent pas de payer les soins continuels que nécessite l’état de ma santé. Je suis, en réalité, Monsieur le Gouverneur, une demi-invalide, à qui la marche est excessivement pénible et qui passe, étendue, le temps qu’elle ne consacre pas au travail. D’ailleurs, les certificats médicaux ci-joints (en copie) vous renseigneront mieux que je ne saurais le faire sur mes déficiences.
J’ai maintenant 47 ans et ne réunis pas les conditions voulues pour l’obtention d’une pension civile d’invalidité, malgré mes blessures, ayant quitté l’enseignement à la Martinique depuis longtemps pour me fixer dans la Métropole.
Mais là, Monsieur le Gouverneur, j’ai toujours servi la cause coloniale avec tout le dévouement dont je suis capable et que m’inspire mon attachement à la France. Je l’ai fait par la voie de la presse, de conférences, de manifestations artistiques, etc…
Et permettez-moi, Monsieur le Gouverneur, de rappeler à cette occasion, comme je le disais au début, que le Ministre des Colonies avait bien voulu souscrire à mon envoi en mission à la Martinique en 1939 pour une période de trois mois, de juillet à septembre.
Ces quelques considérations qui viennent d’être succinctement exposées m’amènent à solliciter de l’Administration Supérieure la faveur de s’intéresser à mon sort, à la situation pénible qui m’est faite avec toutes les inquiétudes qu’elle comporte pour l’avenir.
Aussi, et pour conclure, j’ai l’honneur, Monsieur le Gouverneur, de faire appel à vos sentiments d’humanité, et de vous demander de bien vouloir faire examiner la possibilité pour la Colonie de m’accorder un dédommagement ou une atténuation aux pertes de toutes sortes que j’ai essuyées par suite du torpillage du « Bretagne », et un secours annuel renouvelable en tant que victime civile de la guerre.
C’est du fond du cœur que je vous adresse par avance tous mes remerciements.
Veuillez agréer, Monsieur le Gouverneur, mes bien respectueuses et empressées salutations.

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