LETTRE A MICHEL FABRE
Paulette Nardal
23 septembre 1979
Cher Monsieur,
Des circonstances heureuses –– la venue de nos parents de France dont Louis Achille et sa famille –– et malheureuses –– la maladie de ma sœur Jane que vous avez connue –– m’ont maintenue sous une certaine tension d’esprit qui m’a empêchée de répondre plus tôt à vos lettres des 13 et 18 août derniers. Vous m’en voyez navrée.
J’aimerais en effet lire votre communication sur René Maran et le rôle de la Revue du Monde Noir et votre prochain livre sur les écrivains noirs américains et la France, et vous en remercie.
Par contre je ne crois pas pouvoir vous aider en ce qui concerne le Flambeau étant en France lors de sa parution. J’ai l’impression cependant que vous confondez les faits de la politique martiniquaise et ceux de la politique guadeloupéenne. En tout cas, je rentre seulement du Morne-Rouge [illisible], à cause de la santé de ma sœur qui doit rentrer en France dimanche prochain.
Il s’agit peut-être du n° 5 de la Revue du Monde Noir. Je n’en suis pourtant pas sûre. Je m’excuse une fois de plus de l’imprécision de mes souvenirs. J’ai vécu tant de chocs depuis cette époque ! Nous avons ensuite rencontré un gouverneur qui s’étonnait d’avoir reçu l’ordre de détruire ce numéro qui d’ailleurs a été jeté à la mer. Il n’y voyait rien de subversif. Les étudiants rédacteurs de Légitime défense nous taquinaient d’ailleurs au sujet de notre revue "à l’eau de rose ".
Ces très curieux poèmes que nous nous proposions de publier, je ne sais plus lesquels, leurs auteurs, Monnerot, Léro, Damas ? Ceux que vous citez font partie de la 1ère génération surréaliste. Je me souviens d’un poème de Monnerot, publié par la Revue où il parle de cris qui sont "des blocs de silence".
Savez-vous que nombre de documents ont été égarés, dispersés après mon accident en 39 ? Partie de Paris pour les grandes vacances, je ne suis jamais rentrée en France – mais j’ai passé un an à l’hôpital municipal de Plymouth (torpillage du "Bretagne").
À propos de documents perdus, un des manuscrits du diplôme d’études supérieures de Senghor, qu’on m’avait renvoyé de France – sur Baudelaire et Jeanne Duval – a disparu dans l’incendie de notre maison en décembre 56.
J’ai donc passé par le feu et par l’eau, sans compter le reste. Anne [Marie]-Magdalène vous aura peut-être donné des détails beaucoup plus vivants et pittoresques.
Heimatlos – un Antillais ? Peut-être à la recherche de son identité ?
Et puis, il y a la vieillesse et ses ennuis, une demi-surdité dont la correction me coûte très cher, la mémoire rebelle, cette pesanteur – l’élan perdu de la jeunesse. Tout ceci, pour m’excuser encore de vous décevoir.
Avec mes excuses renouvelées pour cette attente qui a dû vous décevoir et mon cordial souvenir.