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LETTRE À JACQUES HYMANS

Paulette Nardal

Fort-de-France, le 17 novembre 1963

Cher Monsieur,
En réponse à votre lettre du 10 courant, veuillez trouver ci-inclus les feuillets par lesquels je réponds à vos questions. J’y joins un curriculum vitae (4 feuillets) que vous voudrez bien me retourner (avec les feuillets) après en avoir pris connaissance.
Je réponds maintenant à votre première lettre. Le vague de certaines réponses est dû à l’éloignement dans le temps (j’ai maintenant 67 ans) et aux nombreux malheurs qui nous ont accablés, en particulier à l’incendie de notre maison de famille en 1956. C’est ainsi que nous avons perdu des documents d’une valeur inestimable et une fort belle bibliothèque. Parmi les livres brulés figure une édition de luxe des poèmes de Rimbaud, don de Senghor avant 1939. Je ne puis vous préciser la date exacte. Je vous dirais en confidence que Senghor avait demandé la main de ma jeune sœur.

[dans la marge : Je relis ces notes que j’adressais à Paris à une de mes nièces qui ont un accent très personnel. Vous y trouverez des redites. Je compte donc sur votre discrétion.]

Andrée, alors étudiante en musique à Paris, et qu’il n’a pas été agréé, celle-ci étant d’ailleurs fiancée. M’en a-t-il voulu? C’est plus que certain. C’est donc vers 1935 ou 36 qu’il a fait sa demande… Depuis son accession au pouvoir dans son pays, je n’ai fait aucun effort pour renouer nos relations, mais j’ai souvent mentionné élogieusement son action dans mes articles de presse, en particulier dans un article intitulé "La Voie du Socialisme africain" (Journal La Paix, Fort-de-France). Inutile de vous dire avec quelle joie et quelle fierté j’ai salué la naissance des républiques africaines…
Je sais que Lyliane Kesteloot nous a enfin rendu justice en signalant le rôle de la Revue du monde noir et de notre salon littéraire, comme vous voulez bien l’appeler, dans l’évolution des idées si brillamment exposées et soutenues par la suite par Césaire et Senghor.
Il y a longtemps que ma sœur Jane Nardal et moi aurions dû écrire nos mémoires, ne serait-ce que pour rappeler notre action si longtemps passée sous silence. Mais les coups que la vie nous a infligés et je suppose, le climat débilitant des Antilles, le détachement qu’apporte l’âge, nous ont empêchées de rédiger ces mémoires. Nous en avons eu bien souvent la velléité et puis, la fatigue aidant, on a laissé passer les jours… Je poursuis cependant, mais bien irrégulièrement, mon activité journalistique.
Vous comprendrez pourquoi je vous demande de bien vouloir me renvoyer ces notes dans l’espoir que nous pourrons nous en servir un jour.
Et il se trouve qu’après Lyliane Kesteloot vous voulez parler de notre action lointaine. Je vous remercie de l’intérêt que vous voulez bien témoigner à cette action même si c’est à l’occasion d’une étude sur la pensée culturelle et la pensée politique de Senghor.
Il est peut-être bon, même si cette influence n’a pas été, à leur avis, décisive, de leur rappeler que ces idées ont eu des promotrices qui malheureusement étaient des femmes.
L’infirmité à laquelle j’ai fait allusion m’a forcée à rentrer aux Antilles en 1939. Ma sœur Jane, professeur de lettres pures, va en France tous les deux ans, mais moi je n’y suis jamais retournée. Pendant tout ce temps, et même trois années auparavant, s’est déroulée la brillante carrière de Césaire et de Senghor.
Vous avouerais-je que des périodes de dépression suivant trop souvent de trop courtes périodes d’euphorie expliquent cette apparente paresse ?
C’est à moi maintenant de vous poser des questions. Je suppose que vous êtes un Noir américain ? Êtes-vous catholique ou protestant ? Et au point de vue politique quelle est votre tendance ? Êtes-vous étudiant ou travaillez-vous déjà comme fonctionnaire à la Maison de la France d’Outre-mer ?
J’espère qu’en m’accusant réception de ces notes vous voulez bien satisfaire ma curiosité.


Croyez, Cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs et à tout l’intérêt que nous portons à votre recherche.

Paulette Nardal

 

* * *

I. Senghor dit qu’il avait perdu la foi – 1930.
Je ne saurais rien préciser à ce sujet. Mais membre de l’Association Ad Lucem, je l’ai rencontré à une réunion organisée chez un membre éminent de cette association, Pierre Baranger. Je me souviens qu’un des assistants après l’audition d’une sonate de Mozart, lui a demandé de donner ses impressions, dont il s’est tiré avec beaucoup d’élégance et de sincérité.

II. Quelle a été l’influence de Louis Finot dans l’idée de "métissage culturel" et de "Fédération française" ?
Je n’ai pas de précisions à ce sujet — mais la [formule] "métissage culturel" me semble être assez récente.

III. Tendances qu’avait la Revue Mondiale.
Savez-vous que je les ignorais ? Je savais que son directeur était juif. Celui de la Revue du Monde noir était un ami – le Dr. Léo Sajous. J’étais la secrétaire générale de cette revue, mais j’assumais la pleine responsabilité de la rédaction.

IV. Date de la rencontre entre Senghor et votre cercle.
Vers 33 ? Renseignez-vous sur la date de son arrivée en France. Je l’ai présenté, étudiant, à René Maran qui a facilité les formalités relatives à son inscription en Sorbonne.

V. Senghor a-t-il lu Delafosse avant la Revue du Monde noir et ses articles sur l’ethnologie ?
Ces lectures n’ont-elles pas été parallèles ?

Vbis. a. Flavia Léopold était simplement poète. (Membre de l’Académie de Castres).
b. Certains de nos jeunes collaborateurs Étienne Léro, en particulier, étaient très attirés à cette époque par le communisme. Ils nous reprochaient même de publier une revue "à l’eau de rose".

VI. a. Pourquoi la Revue du Monde noir cesse-t-elle de paraître en avril 1932 ?
Faute d’argent, comme pour la plupart des publications ne s’appuyant pas sur de puissants intérêts financiers.
b. Pourquoi a-t-on parlé de poursuite ?
Le n°4 de notre Revue avait été interdit en Afrique et même aux Antilles, puisque nous n’en avons pas trouvé un seul exemplaire chez les libraires et même chez les abonnés.
D’autre part, vous remarquerez que dans les deux premiers numéros figurent des noms de jeunes gens, membres des Jeunesses Patriotes de Taittinger, notoire mouvement de droite.

VII. a. Adresse des collaborateurs.
Beaucoup sont morts : le gouverneur général Éboué, René Maran, Roberte Horth, Étienne Léro, Flavia Léopold. Price-Mars est en Haïti.
b. Une fois, Senghor a pris le thé chez moi avec Baye-Salzmann.
À propos de l’article de ce dernier où il attaque la religion catholique et le Christ, je me reprocherai toujours mon ignorance d’alors. Ma culture religieuse actuelle et la pratique de la religion catholique me rendent ce souvenir odieux.

VIII. Qui était Yadhé qui allait publier un article intitulé, "Pour un humanisme noir" ?
a. Yadhé est le pseudonyme de ma quatrième soeur, Mme Jane Nardal. En réalité, elle a été la première a s’intéresser au mouvement noir au cours de ses études (1923-1928) en France où elle a rencontré [feu] le sénateur Satineau (radical), à cette époque directeur de La Dépêche Africaine et du parti schoelcheriste.
Licencée en Lettres pures, elle a enseigné en Guadeloupe, en Martinique, et en Afrique au Tchad, Collège Félix Éboué.
Nous avons été, elle et moi, les premières étudiantes noires à suivre des cours de la Sorbonne (Voir mon premier article de La Revue du Monde noir.)

b. Yadhé (auteur de l’article intitule "Pour un humanisme noir") a-t-elle influencé Senghor ?  
Je ne saurais vous répondre avec certitude. Senghor a certainement eu connaissance de cette publication puisqu’il fréquentait notre cercle. Ayant fait, comme ma sœur, de solides études classiques et étant ce qu’il est, [illisible]. Il n’est pas étonnant qu’il se soient rencontrés sur le terrain de l’humanisme noir. Mais il n’en reste pas moins que c’est elle, et personne d’autre, la promotrice de ce mouvement d’idées, si largement exploité par la suite.
Mme Jane Nardal, très éprouvée par son séjour en Guadeloupe n’a publié en Martinique, par la suite, qu’un petit nombre d’articles pouvant entrer dans la chronique locale. Collaboration à une revue littéraire Lucioles mais surtout action par le verbe (professorat) où se manifestait sa vaste érudition.
Mais handicapée par sa santé je n’ai jamais pu fournir l’effort qu’exige une œuvre de longue haleine.

IX. Avez-vous mis en contact Senghor et Césaire ?
Peut-être Senghor et Léro — Mais Senghor et Césaire ont du se rencontrer en khâgne ou à Normale. De toute façon, ils se seraient rencontrés, le monde littéraire noir de Paris étant très restreint.

X. Louis Th. Achille est mon cousin.

XI. La Revue du Monde noir, école de pensée pour Senghor ?
Voir ma réponse à votre question n°8.
Mais je me dois d’ajouter que Senghor et Césaire ont repris ces idées lancées par nous et les ont exprimées avec plus d’éclat et de brio. Nous n’étions que des femmes, de véritables pionnières. Disons que nous leur avons ouvert la voie.

XII. a. Senghor doit avoir lu La Revue Europe.
b. Je ne sais rien de la querelle entre Senghor et Léro au sujet du communisme (1930-1940).
Ne pas commettre l’erreur de nous considérer comme les militantes d’un quelconque parti politique. Nous avons seulement ressenti très vivement la nécessité de faire rentrer l’homme noir dans la communion des humains et de lui enlever ses complexes du moins à l’homme Antillais (J. Nardal) †
À Paris nous avons évolué dans un milieu radical ou socialiste sans jamais nous être inscrites à l’un de ces partis. Nos préoccupations étaient d’ordre racial, artistique, littéraires. Nous avons été les premières noires à faire connaître les poètes, artistes et écrivains noirs américains, à découvrir et à faire découvrir autour du nous les Negro Spirituals. Nous avons connu Alain Locke, Claude MacKay, Roland Hayes et son accompagnateur Reginald Boardman, Marian Anderson …
De retour en Martinique après l’infirmité contractée au début de la guerre de 1939, j’ai continué mon action sociale, artistique, littéraire et religieuse.
Tout cela est fort compatible avec notre attachement très profond à la France, notre grande Patrie. Nous trouvons stupide l’idée de l’indépendance des Antilles.
Au cours du torpillage du S.S. Bretagne, j’ai perdu la rotule du genou gauche. J’ai eu aussi une fracture du col du fémur. Genou gauche ankylose.

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