LETTRE À ALAIN LOCKE
Jane Nardal
27 décembre 1927, archives Alain Locke, Université Howard, Washington, États-Unis.
Monsieur,
Il y a plus de deux ans, je crois, que j’assistais à la soutenance de thèse de Mrs A. J. Cooper. Comme, en ma qualité d’étudiante noire, j’allais la complimenter, une dame de ses amies, me demanda si j’allais, moi aussi, faire quelque chose pour « my niggers ». Pas précisément, lui répondis-je, en toute sincérité ; en bonne négresse française, je ne voyais rien que de négligeable et de gênant dans le passé de notre race. Pourtant, ma curiosité, mon intérêt déjà sollicités par d’autres fait nègres, commençaient à s’éveiller. Ce serait abuser de votre attention que de vous raconter par quelle série d’expériences je passai avant de découvrir, tant au fond du creuset, l’esprit de race, entièrement enseveli sous l’éducation et l’instruction françaises qui m’avaient été données, conformément au travail d’assimilation auquel on s’est attelé depuis 1848, dans les colonies françaises. Car je ne vous écris pour vous faire l’ « Autobiography of a Re-Coloured Woman », mais pour essayer, moi aussi, de faire œuvre utile à ma race. C’est pourquoi lorsque M. Payot, l’éditeur, que j’ai eu l’occasion de connaître, me parla de votre anthologie The New Negro, je l’engageai vivement, après lecture, à la faire traduire et éditer. J’étais en ma qualité d’Afro-Latine, bien placée pour lui indiquer, à sa demande, les extraits qui pourraient intéresser le public français, fort peu au courant en général de ce qui se passe hors de France et surtout hors du Vieux-Monde. Pourtant mon embarras fut grand : il me fallait choisir entre tous ces auteurs qui me sont déjà de vieilles connaissances (car je suis une lectrice assidue d’Opportunity que Miss Nellie Bright à l’obligeance de nous envoyer, à ses amies et à moi). Comment ne pas retenir les noms et les articles de W. White, A. Locke, W. Pickens, Domingo, Mrs. MacDougal, Burghart Du Bois, les poèmes de C. Mac Kay, Langston Hughes, Jean Toomer, etc? (Je cite de mémoire). J’ai été aussi particulièrement charmée par l’artistique présentation de The New Negro, par les illustrations si modernes et si caractéristiques, et parmi les splendides portraits, j’ai eu plaisir à revoir ceux de R. Hayes, Paul Robeson, ces beaux artistes, que j’ai eu maintes fois le bonheur d’entendre à la salle Gaveau. Je crois même avoir écrit pour une revue universitaire américaine le compte-rendu d’un concert des Fisk Jubilee Singers, comme m’en avait prié H. Hemingsburgh, un condisciple de Sorbonne.
Licenciée en langues classiques moi-même, et ayant fait de sérieuses études d’anglais, je serais heureuse de traduire The New Negro, avec l’aide de ma sœur, diplômée d’anglais. Qu’un livre écrit par des noirs américains soit traduit par des noirs français, ne serait-ce pas un signe évident de cet internationalisme noir en marche dont Mr Burghardt Du Bois parle si prophétiquement dans son magistral exposé : « Worlds of Color » ?
Si M. Payot se décide à publier cet ouvrage, je lui ferai de la publicité dans Le Soir, grand quotidien de gauche, où l’un de mes amis, un Martiniquais, tient la page coloniale, et dans La Dépêche Africaine, journal du « Comité de défense des Intérêts de la Race Noire » dans le premier numéro duquel j’écris un article pour janvier.
M. Payot veut bien que j’annonce dans les deux journaux qu’une traduction de votre livre paraîtra chez lui, mais il ne s’engage pas à la faire paraître, et penche plutôt pour la négative. Aussi je prends la liberté de vous informer qu’il n’est pas le seul éditeur parisien qui s’intéresse à la littérature nègre, qu’André Gide à la Nouvelle Revue Française, J. Richard Bloch aux éditions Rieder, accueillent ce genre d’ouvrages avec beaucoup de faveur. Je sais que M. Maran, que j’ai déjà rencontré chez des amis créoles, a déjà beaucoup contribué à faire connaître en France les noirs américains instruits, et l’originalité de leurs écrits, mais il y a tant à faire encore de ce côté, – aussi bien d’ailleurs qu’en ce qui concerne les noirs français instruits – que je serai heureuse d’y contribuer pour ma modeste part [illisible] j’ai envers vous, votre musique, votre littérature qui a eu en moi de si profondes résonances, une lourde dette de reconnaissance.
Veuillez croire, Monsieur, à ma vive sympathie, et à mon entière solidarité avec vous et les vôtres. Que l’an 1928 vous soit propice !