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LA VACHE

UN FANTASME DU BOUCHER

Stacy Hardy


Il fait sombre à l’intérieur de la vache. L’espace est limité, on peut se pelotonner, se replier, se blottir contre ses propres cuissots. La position fœtale est ma préférée, menton sur l’estomac, genoux serrés en boule. C’est ainsi que je dors la plupart des nuits. Je rentre la tête et je ferme les yeux. Je n’ai pas vraiment besoin de les fermer. Tout autour de moi, il fait noir — à gauche et à droite, je ne vois rien. La vache est sans fissure. Après avoir mangé, elle a des gaz ; une épaisse couche de brouillard de méthane qui brille et brûle, et brouille tout. Ma tête devient lourde, tombe sur l’oreiller dégonflé de ma poitrine. Je dors les genoux pliés, les mains casées entre les cuisses. Au moment du sommeil paradoxal, mon corps se déploie involontairement, un bras se déplie. Le contact de la vache me réveille, mes paupières cillent puis s’ouvrent. C’est le petit matin. Avant que le jour ne commence ; le point du jour. Je le sais grâce à la lumière, à l’air. Je peux de nouveau respirer. Avant l’aube, la température du corps de la vache chute et son ventre est vide. 
L’espace se dilate. Je redresse la colonne vertébrale, secoue mes poignets. Chaque matin, je repars de rien. Je recrée mon visage, mes yeux, ma voix. J’ai environ une heure de liberté avant que ne recommence le processus d’alimentation. Ça n’en finit pas. Toute la journée, la vache broute. C’est une sorte de violence ; constamment, les ondoiements, les odeurs, les sons. Elle mâchonne, rote, et pète de lourds nuages inflammables. À l’intérieur, la vache résonne. Elle tonne. Chaque bouchée est un bulldozer ; quand elle déglutit, c’est le fracas du tonnerre. Je me bouche les oreilles, serre les genoux. J’essaie d’exclure la vache mais c’est impossible, c’est elle qui m’inclut. 
Vers midi, elle est grosse et gonflée, elle broie à chaud. Rien n’est plus chaud que l’intérieur d’une vache. Rien n’est plus vide. L’attente s’étend. Ma gorge brûle, des larmes me montent aux yeux, mêlées aux fumées nocives de la vache et à ma propre transpiration. On n’y échappe pas — l’assaut se poursuit jusqu’au soir. Parfois, je parle, juste pour me rappeler à moi-même que je suis humaine. Je conçois des jeux pour entretenir le langage et mes facultés cognitives. Je me fraie un passage à travers la vache. Je vois l’image dans ma tête, puis je nomme chacune des parties : le collier, le garrot, l’aloyau, le filet, l’araignée, la bavette. 

J’ai déjà tellement oublié. Je ne sais plus comment je me suis retrouvée à l’intérieur de la vache. Je me dis qu’elle m’a avalée comme dans l’histoire de la Bible, les sept vaches décharnées qui mangent les sept vaches grasses. Mais je ne suis pas grasse, même si je l’ai été. Mon corps est petit et sec, mes muscles sont contractés par le recroquevillement. 
Je peux rentrer le poing dans le creux de mon ventre, toujours si cavé, affamé de ne mastiquer que de l’herbe. Mes dents sont devenues molles à force de mâcher de la bouillie. Des dents de lait. Je joue de la langue pour essayer de me souvenir du goût de la nourriture solide, du goût de la viande. Steak d’aloyau, paleron, basses-côtes. Je vois les morceaux disposés sur des plateaux brillants et argentés et je sens l’odeur du charbon de bois qui brûle dans le braai*, le barbecue. Mon estomac se noue, affamé. Le grésillement de la graisse et de la chair jetées dans la poêle brûlante, pour que ce soit grillé à l’extérieur et saignant à l’intérieur. Je prends une bouchée et j’essaie d’en garder le souvenir dans ma bouche, mais déjà il s’estompe. Rien ne coagule. Le steak est indistinct, à peine une succion, un souvenir métallique dans lequel les dents ne peuvent plus mordre. Mon foie a disparu depuis longtemps. Je n’ai plus aucun souvenir, ni des goûts ni des textures. Peu importe. Il n’est plus question de manger de la vache maintenant. Je suis comme le vieux marin de Coleridge, piégée : « De l’eau, de l’eau, de l’eau partout autour de nous, et pas une goutte ne nous restait à boire. » 
Pas littéralement — ce n’est pas détrempé à l’intérieur de la vache, seulement humide, une architecture instable, liquide, écœurante, corrosive, si bien que mes cheveux collent à mon front. Je peux imaginer de quoi j’ai l’air — si seulement il y avait quelqu’un pour me voir. Ce n’est pas le cas. Je suis seule dans la vache. C’est peut-être mieux. L’endroit est trop petit. Ce serait impossible de tenir à deux. On se cognerait, on se gênerait, faudrait se tenir sur la pointe des pieds, obliquer des épaules. Au début, la solitude me rongeait terriblement. C’est marrant ce qui nous manque : le toucher, la sensation simple de l’étreinte sur la peau ou le souffle d’un autre dans votre oreille au matin. Je me souviens encore de choses, de gens, de lieux. La hauteur du ciel, le cœur de la lumière. Un souvenir fugace du soleil sur le sable, sur ma peau. Les braais* du dimanche, la viande, la musique, la pap, une polenta épaisse dont je faisais des boules pour tremper dans la sauce. Les conversations interminables — la communion des amis et de la famille. La poussière qui s’envole quand les enfants courent. À l’intérieur de la vache, il n’y a ni poussière, ni sauce, ni échappatoire à mon isolement. La membrane qui me cerne est souveraine et toute-puissante. La vache est hermétique, un système parfaitement confiné. Elle a des orifices — cela oui, je le sais. Je les nomme : la bouche, le nez, le rectum. Mais ils sont très loin, en particulier l’anus. Pour y parvenir, il faut parcourir des mètres d’intestin, plein de boucles et de coudes. Un large puits sombre. Je tâtonne le long des parois et des conduits jusqu’à en connaître chaque saillie, chaque éraflure. J’avance en rampant sans espoir ni attente, selon un angle constamment descendant, le puits rétrécit jusqu’à ce que je barbote dans la boue, la bouse et l’obscurité, partout autour de moi, tout enferme, tout pue, tout exhale comme une larve. 
C’est le même problème avec le nez. Toute cette architecture de la vache ! C’est tellement alambiqué, des chambres qui mènent à d’autres chambres. Un labyrinthe. Je suis dedans, profond. J’imagine à l’intérieur de l’un des quatre estomacs de la vache — le rumen, le réticulum, l’omasum ou l’abomasum, je ne sais lequel —, ou bien est-ce l’utérus ? Parfois, je me mets à douter. Je commence à penser que je suis une partie de la vache, peut-être un bébé, un embryon de veau pas encore né, qui en serait encore aux premiers stades de la vachité, ou alors un organe interne sans aucune fonction, ou bien une tumeur bourgeonnant dans la chair environnante. 
Cette pensée m’écrase la poitrine, c’est un coup de couteau, alors de la main, je me touche le visage, je me sens moi-même. Mon nez. Mes oreilles. Ma bouche. Tout est humain. Donc, par définition, pas une vache. Mais le temps passant, l’idée que je me fais d’une vache est devenue assez vague, abstraite. Comme un puzzle, elle est composée de pièces et de couleurs, comme un globe fragmenté en continents et en pays. Tout est connecté, mais c’est difficile de reconstituer la vache en un tout. Les pièces semblent bouger indépendamment les unes des autres. Je vois des choses en elles, des cartes, des visages. Parfois même des pièces de viande — le paleron, la côte, la culotte. Les couleurs sont ternes, des gris et des marronnasses, des bruns noisette et des blancs sales. La vache est un agglomérat de morceaux dépareillés, de liens et de divisions, de lourdeur et de vide. Je suis comme une astronaute morte, en orbite autour de la terre dans un conteneur en métal rouillé. Je ne sais pas où je suis, encore moins comment je suis arrivée là. Comment mesurer ma maison-corps, à savoir, combien de noms peut-on donner à la géographie d’une vache ? Je pense aux Himba de Namibie, qui présageaient de l’avenir que leur réservaient les colons allemands en lisant dans les entrailles des bovins massacrés. Je me demande bien ce que racontent ces tripes et ces viscères maintenant. Quelle quantité de mort contiennent-ils ? Je pense aux histoires d’astronautes décédés, dans une orbite sans fin autour de la terre dans des conteneurs en métal rouillé, et à la fin de la Bible, quand Jonas implore pendant trois jours le pardon de Dieu depuis l’intérieur d’une baleine, à Herman Melville, à Achab, la haute mer, la menace, les couchers de soleil, et la blancheur de la baleine, son ventre doux. Ce serait tellement plus facile si j’étais contenue dans une baleine. Imaginez toute cette place ! Une baleine est un nuage. C’est un hangar — on peut se tenir debout sous les arches de sa cage thoracique, écarter les bras et tourner en rond ou maudire Dieu dans l’écho de béton de son gosier. Une vache est bien plus contenue. C’est un conteneur. Au fil des ans, elle m’a façonnée, son espace si mal adapté à mes proportions, la tête qui pend, la colonne qui se tasse, bossue comme une vache sacrée — sauf que ma vache n’est pas sacrée, en tout cas pas comme je me la figure. Elle n’en a pas la corpulence ni les fières et hautes cornes. Non, ma vache est une brahmane, une hereford ou une shorthorn, un animal agricole élevé en masse pour produire de la viande. C’est une vache parmi tant d’autres, une tête dans un troupeau qui paît dans les vastes plaines du veld, au nord du pays, toutes si semblables avec leur large visage placide et leur queue en chasse-mouches. Parfois, je me surprends à me demander : pourquoi cette vache ? Pourquoi pas une autre — celle qui est sur sa gauche ou bien sur sa droite. Il est possible que ma vache n’ait rien de spécial. Que toutes les vaches contiennent une personne. Que les personnes leur soient quelque chose d’intrinsèque, une partie de leur constitution de base, au même titre que la croupe, la bosse ou toutes les autres parties que je ne cesse de nommer. 

Ma vache est un cas d’étude pour un avenir dans lequel les mères seront devenues superflues, la civilisation ayant tant avancé que nous n’en aurons plus besoin. Pourquoi se donnerait-on la peine de gonfler et de se dandiner quand on peut se décharger de son fardeau sur une mère porteuse animale ? Comme ce serait commode — une pompe à lait pour quand ça sort du ventre, de chaudes tétines roses d’où ça coule blanc et mousseux. Mais rien ne laisse à penser que je vais sortir. Je ne suis pas un bébé, mais bien une adulte. Se pourrait-il que quelqu’un ait tout simplement oublié de me faire sortir, et que je sois restée coincée bien après la gestation ? Maintenant, il est trop tard. On ne peut plus accoucher de moi, je suis trop grosse pour passer par le canal utérin, même celui d’une vache qui est très large j’imagine, autant qu’une rivière. Je n’ai pas le choix, il faut que je m’adapte. Avec les années, je suis devenue experte. J’ai appris des vaches la patience. Leur stoïcisme est têtu et antique. Elles prennent leur temps et donnent à celui-ci une sorte de solidité. L’astuce, c’est de souffrir, de subir, et face à ce que l’on subit, d’être passif. Le truc, c’est de voyager vers l’intérieur, suivre la vache. C’est par la répétition que la vache se construit. Chaque jour est le même, chaque pas prévisible, tête et corps se balancent, inséparables. Elle change rarement de chemin ou de rythme. De l’enclos jusqu’au veld et retour, elle marche et tangue, lourde et bienveillante. Il suffit de rester allongé pour faire partie de l’obscurité, de la douceur, de l’animal qui se repose et se déplace sans tension. 
Seulement, à l’occasion, l’équilibre est rompu. Il se passe quelque chose et je suis projetée, je tourbillonne. C’est toujours si soudain, aucun avertissement avant qu’elle ne fasse une embardée, ne trotte ou ne galope. Elle n’est vraiment pas faite pour cela, c’est tout son être qui entre en rébellion contre cette accélération. Son pis tournoie, se balance, menace de déborder, de faire gicler le lait dans toutes les directions. Les pattes s’agitent, sautillent. À l’intérieur, c’est un séisme. Je suis tout entortillée, je virevolte comme un chaton dans un sèche-linge. À chaque pas, c’est un cycle complet, je tourne et retourne, étourdie, à bout de souffle. J’en suis à craindre ces éruptions. Qu’est-ce qui la met en mouvement ? Y a-t-il un réel danger ou bien est-ce seulement la vache qui s’alarme pour rien ? Parfois, je me dis que la vache ressent ma peur et qu’elle n’en court que plus vite. Nous nous entraînons l’une l’autre. Ainsi est cette relation — réciproque. Donnant-donnant. Je sens bien que nous nous échangeons de la chaleur. Je pense que la vache essaie de communiquer, de m’envoyer des messages. C’est plus ressenti que vocalisé. Bien sûr, la vache fait du bruit. Elle fait des sons de vache. Elle meugle — ce que nous appelons un meuglement mais qui est plutôt en fait un geignement grave, un vieux son comme le ploiement d’un arbre ou la coque d’un bateau qui s’ébranle et racle le fond. Et puis le souffle du troupeau, le grincement des mâchoires, les piétinements. Ça me perturbe. Mais rien de tout cela ne me prépare jamais à l’horreur du beuglement. 
Le beuglement vient de loin, tout en bas, pulsatile, des tréfonds du ventre de la vache, plus profond que je ne le suis, de son histoire bovine, des mythes anciens de carnages et d’hécatombes de vaches — le grand mouvement des années 1850, quand les Xhosa massacrèrent leur bétail et détrempèrent la terre de sang ; les sécheresses qui avaient précédé, les fantômes de bovins, faits de peaux et de cages thoraciques, éparpillés au milieu d’arbustes et de buissons si secs qu’ils cliquetaient ; le complexe agro-industriel mondial, l’industrie de la carne et ses abattoirs, la viande tranchée par des machines et emballée dans du film alimentaire et du polystyrène pour être expédiée vers de lointains McDonald’s. Il m’atteint mais comme des vibrations plus qu’un son. La peur palpite à travers la vache. Quand le son pénètre, je sens mes muscles se contracter. Je me recroqueville au fond et j’attends la fin, une violence terrible. Mais elle n’arrive jamais. Et même si c’était le cas, serait-ce si terrible que ça ? Se pourrait-il que la fin de la vache marque mon commencement — la rupture qui m’offrirait une voie de sortie ? 

J’imagine la scène à l’abattoir. Les mains gantées et le pistolet d’abattage. La musique surdramatique qui monte, et puis le choc : mille volts d’électricité branchés aux tempes. La vache ne meurt pas. Elle est juste paralysée, immobilisée, mais elle est pleinement consciente. Elle sent tout. Le crochet qui s’abat et transperce la peau, la fait basculer et la suspend, les sabots battant l’air, d’abord avec frénésie, puis de plus en plus lentement à mesure que le sang s’écoule et forme des flaques brunes circulaires et concentriques. Des cercles dans des cercles. Ils utilisent des convoyeurs à courroie pour bouger les vaches. Quelle image — toutes ces vaches à l’envers, ruisselantes, s’envolant vers la tuerie ! Le coup de grâce, c’est la lame. J’espère toujours que ce sera comme pour un braai*. Où on commence à trancher depuis l’extérieur — d’abord les morceaux croustillants et les pépites de graisse, avant de s’enfoncer vers l’intérieur, vers le centre tendre et juteux, cet espace restreint où je suis enfouie. J’imagine la tête que fera le boucher quand je vais surgir. Surprise ! Comme une clandestine sur un bateau, ou une call-girl livrée dans un gâteau éponge géant pour un enterrement de vie de garçon. Oui, exactement ainsi. Je lèverai les mains. La joie de déployer mes doigts, mes os recroquevillés depuis si longtemps que leurs articulations ne sont plus qu’ankylose. Puis les jambes — ou ce qu’il en reste — de petits bouts de bois dont les genoux sont des molettes à cliquet. Il faut une éternité à mes yeux pour s’habituer, ils clignent pour se défaire de toute cette viscosité de vache qui les scelle. Mes rétines chancellent dans la lumière. Elles me piquent, puis se dilatent lentement pour que je puisse voir : le boucher. Il est laid, bien entendu, comment ne le serait-il pas avec son tablier plein de sang et son gros cou poilu. Je me raconte que cela ne m’importera pas. J’imagine relever le menton et croiser son regard. Cette défaillance subite quand il tend la main, mais c’est juste un effleurement, comme s’il avait peur de me casser, puis avec plus d’audace, il se penche pour me cueillir dans ses bras, comme un bébé emmailloté puis juché sur ses larges épaules. 
Je plongerai le nez dans ses cheveux et ça sentira la graisse, la sueur et l’odeur aigre du sang séché. J’enfoncerai mon nez encore plus. Puis je le laisserai m’emporter, ballottante au-dessus de lui, l’air triomphal quand nous sortirons de la boucherie pour aller vers son repaire — un petit appartement sale quelque part dans les profondeurs du cœur de la ville
.

Traduit de l'anglais par Élisabeth Malaquais et Jean-Baptiste Naudy.

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