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LA MUSIQUE ET LES NOIRS

Paulette Nardal

Martinique, 4e trimestre, n°4, 1944, p. 159-66.

… Musique, expression de l’âme de ma race, inséparable de son âme, indispensable à sa vie. Car, pour les Noirs, un monde sans musique serait un monde sans soleil, sans couleurs, une morne grisaille… Et je pense à ces vers de Langston Hughes, le poète noir américain :
  
Nous devrions avoir un pays de fleurs
De grands arbres épais
Où flottent des odeurs
Où le soleil se couche
Dans de l’or et du rose
Pas ce pays où la joie est morose.

Nous devrions avoir
Un grand pays de rire,
De vin et de soleil,
De joie et de chanson
Pas ce pays où les oiseaux sont gris

Quand on remonte le cours du passé de la race noire et qu’on y cherche la place que la musique y a tenue, on reste émerveillé de la fidélité de cette alliée de notre race qui jamais n’a déserté sur le chemin parfois si douloureux de notre histoire ; de cette alliée qui s’est révélée comme un élément d’équilibre et d’énergie, un des ressorts les plus puissants de l’âme noire ; de cette alliée qui la conduira aussi, un jour, nous l’espérons du moins, vers les plus hauts sommets de l’Art.
Comment expliquer l’extraordinaire affinité qui existe entre les Noirs et la Musique ? Race jeune, encore proche de la nature, la race noire n’aurait-elle pas de celle-ci une connaissance en profondeur qui la ferait participer, plus que tout autre, aux forces cosmiques, élémentaires au rythme universel dont la musique est une des manifestations ?
Comment expliquer l’étonnante mémoire musicale des Noirs et ce jaillissement perpétuel de l’improvisation ?
Comment expliquer la disponibilité permanente de l’âme noire vis-à-vis de la musique, l’immédiate résonance que suscite en elle l’appel d’une phrase mélodique à laquelle, instinctivement, elle crée un support : je veux dire le rythme.
Comment expliquer la force évocatrice du seul rythme ?
Ceux qui ont assisté à des revues nègres américaines n’ont pas laissé d’être frappés par le mouvement extrêmement rapide de ces représentations, par la fougue, la vitalité de ces acteurs et surtout par le fait qu’ils s’amusent en jouant, qu’ils jouent par pur plaisir.
C’est que la musique chez le Noirs est, comme leur jeu, l’émanation même de la vie, ce qui explique, entre autres choses, le succès foudroyant et durable du jazz.
C’est ce qui donne à leur danse cette force de persuasion, cette ardeur contagieuse. Les Noirs sont, comme on le sait, des danseurs nés. Cela se voit à la démarche de nos femmes…
Donc, pour les Noirs le mot “musique” est synonyme de rythme.
La musique est aussi pour les Noirs africains l’expression mélodique et collective de l’élan vital.
Cette double caractéristique : d’abord intrication intime de la danse, du chant et de la musique –– ensuite de la musique en tant que manifestation de la vie collective, se retrouve chez tous les peuples primitifs.
C’est David dansant devant l’Arche d’Alliance. Dans la Grèce antique, la musique était également une manifestation de la vie collective.
La guerre, la conquête de la nourriture et l’amour sont comme on le sait, les trois grands mobiles d’action de tous les hommes.
Dans la société africaine, ils servent de prétextes à la danse, au chant et à la musique.
S’agit-il d’un événement heureux ? La joie de la tribu ou du village éclate, indivisible, rythmée par le tam-tam. Tous les hommes et les femmes jeunes y participent, se grisent d’un rythme monotone et stéréotypé, tandis que les vieux battent des mains et poussent des cris d’encouragement.
Le rôle social de la musique est d’autant plus important que la vie du Noir africain est essentiellement communautaire.
Les chants de travail y auront donc un rôle de premier plan.
Chants de travail rythmant toutes les occupations de la vie matérielle : travaux des champs, défrichage, sarclage, récolte, pilage du mil ; ou encore, le portage, le pagayage. On chante aussi pour saluer le retour de la belle saison. On chante pour appeler la pluie…
Pourtant, à la préparation de certains événements d’intérêt général, tels que la guerre, ne prennent part que les adultes qui vont être exposés aux dangers. Ils sont d’ailleurs soumis à une véritable préparation rituelle, où l’on retrouve, avec les incantations et les rites propitiatoires, le pouvoir magique attribué par les anciens à la musique.
Les grands événements de la vie individuelle, initiation, mariage, mort sont également accompagnés de danses et de chants. L’initiation qui permet aux adolescents de prendre rang parmi les adultes de la tribu, est une cérémonie religieuse. Elle joue un rôle capital chez toutes les peuplades noires. Les danses rituelles dont exécutées par des jeunes gens porteurs de masques fort curieux, de style extrêmement sobre et de travestissement. Les danses, toujours accompagnées de chants qui clôturent les incantations et les sacrifices sont exécutées par les sorciers.
Les enterrements sont, suivant la situation de fortune de la famille, entourés d’un certain faste. On y retrouve des pleureuses, des orchestres constitués, des tambours ornés de fétiches, des olifants, etc. Nous n’insistons pas sur ces danses que le cinéma a vulgarisées.
Nous nous demanderons de préférence quelle survivance de ce caractère collectif de la musique africaine on peut retrouver dans la vie des Noirs américains.
C’est à une revue nègre donnée à Paris et à un sketch représentant un épisode caractéristique de la vie des Noirs des États du Sud que je demanderai de nous renseigner.
La scène représente un grenier ou un hangar à ciel ouvert. La nuit est venue bien qu’un reste de jour traîne dans le ciel. Contre ce fond d’un bleu assourdi la silhouette à peine indiquée d’un cercueil posé sur des tréteaux. En contrebas, des bancs sur lesquels sont assis les amis du mort entourant la veuve. Elle va chanter le couplet de ce fameux New Saint Louis Bleues que les pleureurs et les pleureuses accompagnent de battements de mains et d’une lente oscillation du buste. Le refrain est repris en chœur. Et les belles voix, ces voix doucement enrouées, pareilles au son « d’une flûte voilée de velours violet », doux parler du Sud, exhalent une douleur puissante et primitive.
Ce qui frappe en effet, c’est la simplicité de cette douleur. La veuve littéralement, se laisse aller. Aucun souci des conventions ni de la tenue. « Mon homme est mort ». Et les autres se laissent gagner par cette douleur si puissamment humaine. Car les Noirs américains, acteurs nés, ne peuvent pas ne pas jouer vrai. Et le spectateur, lui-même, se laisse prendre un moment à l’illusion et émouvoir par ces voix qui éveillent en lui des résonnances insolites…

C’est dans les Antilles et en particulier en Haïti, dans les mornes perdus, qu’à travers les pratiques du Vaudou, se perpétue avec de légères variantes la tradition africaine. Ceux qui ont lu « L’Île magique » de Seabrook peuvent s’en faire une idée. Même caractère incantatoire de la musique qui retrouve ici toute sa puissance magique.
Il semble que dans les Antilles françaises, si fortement assimilées, ces pratiques aient presqu’entièrement disparu. Il s’y retrouve quelques mélopées, qui sont surtout des formules d’envoûtement. À part certains laghias, dits laghias de la mort, naturellement accompagnés de tambour, il ne subsiste plus rien de caractéristique. Bien plus, il semble que l’appareil si émouvant de la mort disparaisse au cours de certaines veillées qui se tiennent dans les coins les plus reculés de l’île. Des pleureurs et pleureuses en pagne ou en boubous, à ces braves campagnards qui arrivent à la veillée, un cahier de cantiques sous les bras –– et qui chantent faux –– le punch entrecoupé de café circule alors librement –– il y a une perte sensible, certaine, d’originalité. Mais le pittoresque de la chose réside surtout dans la truculence inattendue de la scène. Car c’est surtout en tant que conteurs que nos braves veilleurs campagnards récupèrent la verve, le pittoresque, l’imagination jaillissante de leurs lointains ancêtres, les griots africains.
   
Mais revenons à la musique noire d’Afrique.
En quoi consiste-t-elle exactement ?
Pour bien des gens, musique nègre est synonyme de tam-tam. Elle évoque des cris stridents, des sons aigus, des accompagnements de gongs, de sonnailles, de grelots. C’est le corollaire du goût attribué au Noir africain pour les couleurs voyantes.
Eh bien, cette définition sommaire ne peut caractériser le musique de toute une race. Des hommes cultivés tels que le Docteur Cureau, M. Delafosse, le R. P. Colle, ont trouvé parfois le plus grand plaisir à l’entendre. Ils parlent de la beauté des chants africains –– d’un effet saisissant –– si empreints de douceur et de mélancolie, mais aux phrases trop courtes ; et les spécialistes en la matière déclarent que le tam-tam n’est que l’accompagnement de la danse. Les joueurs de tambour comme les sonneurs d’olifant, ne sont pas plus considérés en Afrique comme des musiciens, que ne le sont en Europe, les sonneurs de clairon et les joueurs de tambour qui accompagnent une troupe en marche.
Il existe donc de véritables instruments de musique qui sont le m’bichi, les xylophones, les flûtes, les harpes, les mandolines, les guitares, les multibranches, les cithares et j’en passe.
Mais il arrive ceci de particulier : ces instruments n’étant pas établis conformément à une même gamme (tempérée en Europe), il ne peut exister en Afrique de musique d’ensemble, dans le sens où l’on l’entend en Europe. Il en résulte qu’en Haute-Guinée, par exemple, un orchestre indigène ne peut être composé que d’instruments d’une seule sorte accordés les uns sur les autres et d’une batterie composée de diverses façons, et qui peut elle-même jouer un vrai rôle d’accompagnement ou bien jouer d’une façon absolument indépendante.
La musique nègre est basée sur la mélodie pure…
Les voix africaines chanteront donc à l’unisson, alors que la musique européenne depuis quelques six cents ans est basée sur l’harmonie.
La mélodie ne comporte aucun intervalle plus petit que le demi-ton. Elle emploie le plus souvent le mode mineur qui semble être particulièrement accordé à la sensibilité nègre. Nous retrouvons ce mode dans la musique religieuse ou profane noire américaine.
Aux Antilles d’ailleurs on semble avoir une prédilection marquée pour tous les thèmes mineurs, mais surtout dans l’expression de sentiments paisibles (je pense à nos berceuses) ou de calme résignation. Pour exprimer la violence ou la révolte, le compositeur antillais, le folklore, emploie de préférence le mode majeur où les bémols viennent ajouter leur froide et claire signification.
Les airs africains sont composés de phrases courtes modulées en général sur un ton doux et mélodieux. Ils sont parfois entrecoupés de notes traduisant l’expression d’un sentiment passionné.
Que le chant soit gai ou triste, vif ou lent, la mesure utilisée est toujours 4/4 et quelques fois 2/4. La mélodie la plus longue ne comporte pas plus de 12 ou 14 mesures (et quelle qu’elle soit), la plus courte ne dépasse pas 5 mesures.
Mais nous ne saurions trop insister sur l’invention que déploient chanteurs et musiciens dans les variations toujours nouvelles qu’ils composent sur ces thèmes si brefs.
N’oublions pas l’emploi de la syncope qui semble être un véritable reflexe musical chez les peuples noirs. Accentuation du 2e temps –– de l’avant-dernière syllabe des mots –– (les airs) ne finissent pas sur la tonique, laissant comme pour le jazz une moderne sensation d’inachevé…
Il existe en Afrique fort peu de chants à paroles fixes. Ce sont en général des chants traditionnels pour certaines circonstances : apparition de la lune, invocation d’un génie, naissance de jumeaux –– ou encore ce sont des chants transmis par les sociétés secrètes.
Dans l’immense majorité des cas, les airs sont transmis par voie ancestrale et les paroles improvisées au gré des circonstances sont insensiblement variables.
Ou bien enfin, le chef d’orchestre ou le préchantre improvise à la fois l’air et la chanson (généralement en mode mineur). Les spécialistes ont souvent regretté de ne pas pouvoir fixer ces chants de très grande beauté improvisés par les bamboulas.
Les plus caractéristiques des chants de circonstance sont les chants de pagayeurs où se déploient, comme dans le jazz-hot, les dons merveilleux d’improvisation des Noirs.
En règle générale, c’est l’homme de la barre qui, jouant le rôle de préchantre, improvise sur un air connu, des paroles de circonstance qui constituent des strophes. Et les pagayeurs ou rameurs reprennent en chœur le refrain dont l’air et les paroles leur sont connues d’avance. Dans la région du Tanganyka, il y a souvent 12 ou 14 pagayeurs et deux préchantres, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière, tenant le gouvernail. Alors les couplets sont improvisés à tour de rôle par l’un ou l’autre préchantre. Ils constituent de véritables chants de travail.
Voici les paroles d’un chant de pagayeurs entendu par Pic des Cèdres : c’est une longue complainte, dont les refrains pleurent l’infortune des pagayeurs ; chant des caravanes, récitatif où les porteurs chantent soir leur infortune, c’est-à-dire le fait d’être obligés de travailler ou encore tout ce qui concerne les blancs qui les commandent :
   
« Hé Pagayeurs !
– Hé Pagayeurs de M’bati !
– Pourquoi peinons-nous toujours ? »

Ou encore ils détaillent toutes les particularités du blanc qu’ils transportent :

« 1er chanteur. –– Le blanc est très petit
Refrain.
2e –– Le blanc a de grands yeux.
3e –– Il n’a pas beaucoup de femmes.
4e –– Il est bon et il ne nous bat pas.
Refrain. »

Souvent les paroles sont insignifiantes comme celles du chœur des pagayeurs Buaziri : « Le rivage des Français est bon. »
Ou celle d’un air de danse Mobanghi : « L’esclave dit qu’il veut dormir. »

André Gide a entendu dans la région du lac Tomba, un musicien (ce n’était pas un pagayeur) qui jouait un air délicieux sur une sorte de mandoline-harpe et le détaillait « avec beaucoup de subtilités de délicatesse et de nuances ». Or, son interprète lui traduisit ainsi l’une des strophes :

« J’ai tellement de chiques dans mon pied
Que je ne puis plus marcher. »

Nous avons dit que la musique noire africaine était parfois réduite à son seul élément : le rythme.
Chez tous les peuples et tous les âges, on retrouve la recherche de cette ivresse spéciale que procure la danse. Or, les mélopées nègres qui ne comportent qu’une seule phrase musicale inlassablement répétée et puissamment martelée par les tambours, les bruits des pas, les battements des mains, le bruit des sonnailles, provoquant chez les danseurs qui tournoient et répètent inlassablement comme chez les spectateurs une espèce de sommeil de l’attention et de la conscience en même temps qu’ils exaltent le subconscient et l’automatisme. Il en résulte une exaltation de l’imagination. La personnalité se fusionne, se confond, avec celle des danseurs, des spectateurs, et il n’existe plus qu’une ivresse collective.

Et voici l’Amérique noire, avec son jazz et ses chants religieux, sa littérature si curieuse, son art, en un mot, qui a apporté à la civilisation essentiellement mécanique de l’Amérique blanche ce qui lui manquait de douceur, de poésie, de vraie joie, d’humanité profonde.
Mais l’Europe, après la guerre mondiale, a accueilli elle aussi, avec ardeur, avec frénésie même, cet art nègre qui satisfait son besoin de renouvellement. On a beaucoup critiqué l’appétit de jouissance, le matérialisme de l’après-guerre, et un peu de ce blâme semble avoir rejailli sur la musique nègre, sur le jazz complice de ce déchaînement de forces instinctives. Il est certain qui nous assistons, après la grande guerre, à un véritable phénomène de griserie collective. Aux accords de cette musique nouvelle, les jeunes et les moins jeunes, des dames d’âge vénérable et des messieurs graves semblent pris de folie collective et se mettent à discuter des danses aux noms étranges : ragtimes, fox-trot, shimmy, à la grande indignation des tenants de la musique classique.
Cette musique au rythme étranger, désarticulé, basée sur la syncope qui constitue la particularité rythmique de la musique africaine, comme nous l’avons dit plus haut. Pourtant il ne faudrait pas croire que la syncope, cette brusque interruption du rythme régulier, ce halètement soudain de la mesure, soit particulière à la musique noire. Les classiques, Mozart en particulier ont tiré de fort jolis effets, s’ils n’en ont pas fait un usage continuel.
Mais il nous faut remonter au commencement de ce siècle, en 1900, pour entendre parler de la musique jazz. Contrairement à ce que nous savons de la musique noire africaine, nous nous trouvons en présence de véritables orchestres composés pour la section mélodique de saxophones, altos ou ténors, trompettes, trombones et clarinettes. Dans la section rythmique, on retrouve le piano, guitare ou banjo, contrebasse et batterie. Le jazz consistait alors en une improvisation continuelle sur des thèmes très populaires, joués dans le rythme syncopé, le style véhément auquel vous ont familiarisés les jazz-hot. C’est à la Nouvelle-Orléans que fut créé vers 1905 le premier orchestre jazz : « Le Dixieland Original Band » de la Rocca. Les succès du genre fut si étourdissant que beaucoup d’orchestres se mirent à copier cette formule, mais en l’enjolivant, en y adaptant des procédés de musique symphonique. C’est sur cette musique appelée jazz-straight, par opposition au jazz-hot, que toute l’Europe a dansé après la grande guerre avec Jack Hylton et Paul Whiteman. Les mélodies faciles lui avaient conquis la faveur du grand public européen. En Amérique, de petits orchestres nègres continuaient à jouer le vrai jazz-hot.
Mais la jeunesse universitaire avait découvert le charme étrange, l’envoûtement magique de cette musique dite de « sauvages ».
Puis de nombreux intellectuels européens, des poètes comme Cocteau, des musiciens comme Stravinsky, proclamèrent à leur tour que la véritable musique des temps modernes était ce jazz-là.
Pour certains, le jazz est une cause d’exaspération. Toute médaille a son revers, n’est-ce pas ? Mais qu’on pense à la joie tonique qu’il apporte à la vie si quotidienne et à ses mornes besognes. Et puis il est à la portée de tous. Vraiment, c’est une musique démocratique.
Du jazz-hot à la biguine antillaise, quelle différence ! Si vive, si rythmée, si endiablée qu’elle soit, la musique antillaise est toujours imprégnée de la langueur, de la nonchalance qu’impose le climat aux habitants de ces îles, à leur parler, à leur allure ! Il y a loin des phrases nerveuses du jazz-hot et de la structure savante de ses harmonies aux harmonies un peu plates de la biguine créole. Comparez la fougue qui caractérise la conga ; expression jaillissante d’une joie enfantine, où tout le corps participe, à la biguine, au souple déhanchement que détermine un pas glissé à droite, un pas glissé à gauche, tandis que le buste et les épaules gardent une immobilité hiératique.
Pourtant, cette musique, comme le jazz et la musique noire africaine, est basée sur la syncope. À l’instar des airs africains, la biguine antillaise ne comporte guère plus de 14 mesures, rythmées à 4/4 ou à 2/4. Elle est également accompagnée d’une batterie, de tambour. C’est souvent un tonneau renversé qui tient lieu de tam-tam. Le « triangle » et le « chacha » remplacent les sonnailles de l’orchestre africain. La mélodie est confiée à la clarinette, à la flûte ou au trombone. On y ajoute parfois la guitare, le banjo, le violoncelle et une contrebasse.
Nous pouvons aussi constater le chemin parcouru dans le sens de l’européanisation par la musique de l’Afrique et des Antilles. En Amérique et aux Antilles, nous avons affaire à de vrais orchestres symphoniques composés d’instruments différents accordés sur la même gamme. Nous avons vu qu’il n’en est pas de même en Afrique Noire.
Mais bien plus sensible nous apparaîtra la différence si nous étudions la ligne mélodique de ces compositions si européennes par leurs modulations. Certaines biguines, telle « Ninon », d’origine guadeloupéenne, ne sont plus que des romances légèrement teintées d’exotisme par de rares syncopes. Heureusement que l’accompagnement sauve de telles productions d’un complet affadissement.
À ce groupe il convient d’ajouter les berceuses que j’ai mentionnées plus haut, généralement chantées dans le mode mineur, berceuses communes aux Antilles, à la Louisiane, à l’Île Maurice, romances du XVIIIe siècle, en savoureux patois coupé de vieux français qui ont bien aussi leur charme.
Il n’est peut-être pas inutile de signaler la faveur grandissante que rencontre le jazz, straight ou hot, auprès des musiciens et des danseurs martiniquais. On peut assurer qu’à ce point de vue, la biguine antillaise est en très nette régression.
Beaucoup plus riche du point de vue rythmique est la biguine haïtienne, appelée meringue dont la mélodie est rythmée sur 5 temps, tandis que l’accompagnement l’est sur 4. Là aussi, l’apport européen est très net, mais c’est l’Espagne qui domine ici.
Une lecture trop rapide de ces productions musicales pourrait les faire prendre pour des habañeras. Inutile de nier l’apport espagnol, en particulier cubain dans la musique des Antilles françaises qui semblent avoir gardé l’empreinte du tempérament musical de ces premiers colonisateurs. C’est ainsi que les morceaux appelés calindas ne sont plus que des habañeras où domine la langueur créole.

Cette étude serait incomplète si nous négligions cet aspect lyrique et surtout mystique de l’âme noire dont les Negro-Spirituals ou chants religieux des esclaves noirs transportés en Amérique sont la plus haute manifestation.
Il est curieux de constater que ces chants sont bien plus connus en Europe qu’aux Antilles. Il est vrai qu’ils ont eu en Europe des introducteurs célèbres : Roland Hayes, le ténor noir, Marian Anderson, la cantatrice noire bien connue, Paul Robeson, qui se sont fait entendre dans toutes les capitales d’Europe et à qui Paris a fait un accueil triomphal (Théâtre des Champs Élysées). Comme c’est généralement le cas, ils ont d’abord fait les délices du public cultivé. Il n’est pas sans intérêt de noter que c’est à des artistes blancs américains que l’on doit la renaissance des Negro-Spirituals ou chants religieux nègres que les Noirs modernes avaient tendance à négliger, attirés qu’ils étaient des formes nouvelles d’expression musicale et impatients d’oublier un passé douloureux…
Il n’est que trop facile d’imaginer l’état d’esprit des noirs répartis sur les plantations des États du Sud, de ces noirs qui avaient survécu à l’atroce voyage et aux mauvais traitements lorsqu’après la longue journée sous le soleil brûlant, dans la lumière aveuglante des champs de canne et des champs de coton, ils réussissaient à s’échapper la nuit, et à se réunir dans les bois pendant les six heures de repos qui leur étaient accordées.
Ils ne comprenaient pourquoi un chef ou un roitelet nègres avides les avaient vendus et privés de leur liberté, pourquoi ces hommes blancs les avaient traqués comme du vil bétail.
Ils ne comprenaient pas pourquoi on les avait transportés dans ce pays étrange où ils avaient perdu leur droit le plus cher, celui de rien faire. Ils avaient au cœur la nostalgie de la Patrie lointaine. C’est pourquoi ils recherchaient l’ombre des forêts, pour y recréer par des chants qu’ils accompagnaient de battements de mains et de balancements du buste et même de danses, le climat natal, l’atmosphère africaine. Mais cette nostalgie de la terre natale se confondait singulièrement dans leur esprit avec celle d’une autre terre, la Terre Promise, car le message chrétien reçu sur la terre d’exil leur avait apporté la divine espérance… Cette vie misérable, croyaient-ils, ne devait pas durer toujours. Elle n’était qu’une préparation à une vie plus haute. UN jour, eux aussi. Ils revêtiraient la robe d’innocence, la robe resplendissante que portent tous les enfants de Dieu !... Quelles acclamations ils pousseraient en s’accompagnant sur la harpe d’or ! C’étaient des visions à la fois naïves et profondes qui adoucissaient le rude labeur auquel ils étaient forcés de se plier.

Et les images splendides de la poésie hébraïque défilent sous leurs yeux…
« Laissez passer mon peuple, n’arrêtez pas sa marche. »

 

Et ces chants naïfs où se manifeste avec tant d’humilité le besoin de prier :
« C’est moi, Seigneur, qui désire prier.
Ce n’est pas ma mère, ni ma sœur, ni mon frère.
C’est seulement moi qui désire prier… »
Parfois une pointe d’humour :
« Je suis trépidante, trépidante, trépidante.
Essayant de faire de ma maison un Paradis.
Je ne suis jamais allée au Ciel.
Mais on m’a dit que les rues là-haut sont pavées d’or. »

Qu’on s’imagine l’influence de l’admirable poésie hébraïque et de la liturgie catholique sur ces natures enfantines, sur ces sensibilités exaltées, cet instinct éperdu de la poésie sur ces natures profondément mystiques, d’une si puissante spiritualité qu’elles en sont venues à la conception d’un Dieu personnel.
C’est du plus profond de leur âme que jaillissent ces chants d’espoir vers le Home, c’est-à-dire le Ciel qui leur a été promis.
Mais ils ont également l’instinct du rythme. Le soliste entonne ces récitatifs et les thèmes empruntés à la musique sacrée et l’assistance répond par un simple cri ou improvise une réponse qu’elle reprend inlassablement. Mais à cette musique liturgique les Noirs ont imposé le rythme de leurs occupations, (chansons de travail, de la charrue, du coutelas) ou celui de leur sensibilité, rythme syncopé, battements de mains, trépignements à mesure que se faisait jour l’exaltation religieuse. Cette exaltation peut dégénérer, après la célébration de l’office religieux, en shout-songs qui sont une véritable survivance de la danse africaine, avec ses répétitions incessantes qui jettent les danseurs dans un véritable délire orgiaque.
Les musicologues les moins suspects de bienveillance vis-à-vis de formes d’art exotique, tel M. Henry Malherbe, déjà cité, voient dans les quelques trois cents Negro-Spirituals qui ont pu être sauvés de l’oubli « l’aspiration vers l’infini, où l’on sent, je ne sais quels battements d’ailes, d’une montée vers le Paradis ». Et l’auteur égale ces œuvres aux productions les plus illuminatives de nos Maîtres du Moyen-âge et de la Renaissance.

Mais dans une étude sur la musique chez les Noirs, nous ne saurions passer sous silence la musique dite classique qui constitue aux yeux des Noirs d’Amérique et des Antilles, la vraie musique. Dans cette catégorie, il faut inclure les chants religieux nègres qui représentent la seule musique traditionnelle des États-Unis d’Amérique. Les Noirs d’Amérique qui, en dépit de leur coloration, de leur épiderme, sont au fond des Américains tout comme les Antillais sont des Français, cultivent donc la musique classique comme le ferait n’importe quel blanc. Ils comptent de nombreux compositeurs et un nombre imposant d’exécutants. Leurs compositions sont ou classiques ou modernes, nettement inspirées par les thèmes nègres, les rythmes nègres ou éthiopiens. Et ils commencent à écrire pour le théâtre.
Leurs improvisations au piano sont remarquables. On admire également la sûreté de leur mécanisme.
Il est à remarquer que s’ils tiennent énormément à recevoir de Paris la consécration de leur art, c’est surtout à Vienne et à Milan qu’ils vont demander le complément de leur éducation musicale. Point n’est besoin de mentionner les noms de Roland Hayes, de Paul Robeson, de Marian Anderson. Cette dernière qui chante en Italien, en Allemand, en espagnol, en suédois, interprète également les grands musiciens français dans le style le plus pur.
Comme on le sait, les Antillaises s’adonnent avec passion à la musique. Leurs professeurs débordés doivent refuser souvent des élèves.
Il est vraiment très rare de rencontrer une antillaise qui ne joue pas du piano ou du violon, ou qui ne chante pas. Pourtant il existe peu de flûtistes ou de violoncellistes parmi nous ; mais la faute en est plutôt à la difficulté que l’on éprouve à se procurer ce dernier instrument. Les professeurs, des femmes pour la plupart, sont diplômés de l’État, prix du Conservatoire ou d’autres sociétés métropolitaines de musique.
La guerre a arrêté ce mouvement de nos Antilles vers la Capitale de l’Art.
En tant qu’exécutantes, les jeunes Antillaises manifestent une certaine diversité de tempéraments. Les unes interprètent de préférence les compositeurs espagnols. Pour d’autres, la musique russe semble particulièrement accordée à leur sensibilité. Pour d’autres enfin, ce sont les grands classiques ou encore la musique française avec son élégance –– je pense à Fauré –– ou encore la clarté voilée des images de Debussy.
Pourtant, à écouter le tam-tam de nos frères sénégalais, elles sentent vibrer en elles toutes les fibres ancestrales.
Race métissée, aux atavismes compliqués, elle participe à la fois de la France et de l’Afrique.
Et maintenant, nous sera-t-il permis de nous demander pourquoi nos jeunes Antillais montrent si peu d’empressement à se perfectionner, en matière de musique classique ?
Serait-ce timidité de leur part ? Peut-être se croient-ils appelés vers des tâches viriles ? Je pense à Jean Romanette, violoniste de talent, compositeur et élève de Polytechnique, qui mourut à l’âge de 29 ans. Ses œuvres musicales, d’une facture extrêmement moderne, rappellent celles de Darius Milhaud et de ses compagnons de la jeune école française…
Il convient donc d’encourager la vocation musicale chez nos jeunes gens et même d’organiser parmi eux une véritable prospection de talents.
Qui sait s’il n’y a pas chez eux un Paul Robeson en herbe ?
Nous avons eu déjà l’occasion d’entendre ici un jeune compositeur plein de promesses. Et les chorales scolaires nous ont fourni des démonstrations éclatantes des extraordinaires aptitudes musicales et de la plasticité de nos jeunes gens
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