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UNE FIGURE QUI DISPARAÎT :

LA LAVANDIÈRE NOIRE

Jane Nardal

La femme dans la vie sociale, vol. 11, n°7, février 1938, p. 2.

Parmi les souvenirs de l’esclavage aux États-Unis, il en est un pourtant qui mérite d’être évoqué avec respect : c’est celui de la lavandière noire. Parlons d’elle pendant qu’il en est encore temps, car bientôt, dans les blanchisseries mécaniques, où se pratique la division du travail, la machine anonyme aura complètement remplacé cette figure du passé : une humble femme noire peinant devant son baquet à lessiver.
Au temps de l’esclavage, elle fut une bête de somme, et le resta longtemps après l’émancipation. Esclave, elle obéissait tout le long du jour aux ordres d’une maîtresse tyrannique, et ne rentrait qu’à la tombée de la nuit dans sa misérable hutte. Alors il lui fallait y mettre de l’ordre, préparer le repas, laver le linge de ses enfants, tandis que son mari se reposait, en fumant sa pipe, d’avoir peiné dans les champs de coton ou de maïs ou de canne. Notre humble héroïne trouvait pourtant le secret d’accepter des taches supplémentaires : (du blanchissage à domicile) et d’entasser sou à sou un pécule qui lui permettrait d’affranchir les siens ou même de libérer un esclave trop maltraité par ses maîtres.


Non seulement elle aidait ainsi le chef de famille, mais souvent le remplaçait : car, sous l’esclavage, les maîtres faisaient et défaisaient, à leur gré, les mariages entre noirs, selon les exigences du travail sur les plantations, le père était vendu à un autre maître, ou envoyé sur une autre exploitation, il y refaisait sa vie et sur la mère seule retombait la charge des enfants.

Le sort de l’esclave affranchie n’était guère moins pénible ni sa tâche moins lourde, car l’homme noir libre étant très mal payé, en ces temps de travail forcé, sa femme cherchait dans des tâches ménagères à augmenter et même à remplacer totalement la maigre paye de son mari. En revanche, il est vrai, l’homme l’aidait autant que possible : il allait au puits, fendait le bois, allumait le feu, reprisait les vêtements. Ainsi, souvent, des familles d’esclaves purent fuir le Sud esclavagiste et subsister dans le Nord des États-Unis en êtres libres.

La guerre de Sécession en 1860, et l’abolition de l’esclavage, purent-elles au mois améliorer leur condition ? Il n’y parut guère jusqu’en 1910, et ces humbles femmes continuèrent à jouer un rôle important dans la vie familiale et même dans la vie sociale, car la condition économique des nègres ne changea pas d’un coup de baguette.

Avec l’abolition de l’esclavage, les rapports de maître à esclave devinrent ceux de propriétaire à métayer, mais les anciens esclaves restèrent de misérable paysans. Et une fois de plus la mère de famille dut se pencher sur son baquet ou sur ses fourneaux et accepter en retour de son labeur pour des étrangers, ce qu’ils voulaient bien lui donner : un peu d’argent, de la nourriture, des vêtements ou des souliers usagés, tout ce qui pouvait contribuer au bien-être de la maisonnée. 


Même lorsque les anciens affranchis purent gagner leur pain de chaque jour, la vaillante femme dut rester sur la brèche : ne fallait-il pas acheter un lopin de terre, bâtir une maisonnette ? Les nègres avaient le plus vif désir d’acquérir enfin ce qui avait été l’apanage exclusive des blancs : la terre et l’instruction.


Il fallait donc aider le mari à instruire les enfants (les bourses n’existaient pas alors) et même, cette soif d’instruction gagnant les adultes, remplacer l’homme, gagner à sa place le pain de la famille, tandis que celui-ci se préparait à devenir instituteur ou pasteur.
Aujourd’hui, nombre de noirs exerçant des professions libérales reconnaissent avec orgueil que sans le dévouement de leur mère, de leur femme, de leur sœur, ils n’auraient pu en arriver là.
C’est ainsi que cette humble tâche de lavandière, jointe à un sens rare de l’épargne et de la solidarité, a permis à ces femmes de financier quelques entreprises familiales, de participer à des affaires plus importantes. La Banque de St-Luc, à Richmond, les Compagnies d’Assurances sur la Vie de Durham et de Washington comptent parmi leurs actionnaires nombre de ces travailleuses aux modestes gains, économisés sou à sou
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(D’après Carter G. Woodson, « Annales d’histoire Nègre ».).

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