L’INDE VUE DEPUIS L’AFRIQUE
Mamadou Diouf
Extrait de Sortir du face à face avec l’Occident, postface à l’édition française du Sentiment de l’Inde de Gayatri Chakravorty Spivak et Romila Thapar.
L’Inde devient une référence en Afrique dès son accession à l’indépendance en 1947 et peut-être même avant, dès 1885 et la fondation du Congrès national indien, principale formation politique anticoloniale du pays. À leur création, les premiers partis politiques de l’Afrique anglophone reprendront d’ailleurs le nom de « congrès » par mimétisme avec le mouvement indien ; c’est le cas de l’ANC (African National Congress) en 1912 en Afrique du Sud. Gandhi lui-même vécut en Afrique du Sud de 1893 à 1914. C’est pourtant un autre indien, l’écrivain Rabindranath Tagore, qui semble avoir eu la plus grande influence sur l’intelligentsia africaine francophone, notamment sur Léopold Sédar Senghor. À l’histoire forcément politique occidentale, Tagore oppose l’histoire de la vie quotidienne des sociétés indigènes, postulant qu’elle permet de se libérer de l’emprise historique de l’Europe et d’imaginer d’autres univers. Il entend s’émanciper des périodisations et des catégories rigides de l’Occident : histoire « ancienne » ou « médiévale » ou « moderne » ou « hindoue » ou « musulmane » ou « britannique ».
Je m’en suis rendu compte lorsque Spivak et moi avons enseigné ensemble un cours sur le postcolonialisme et le panafricanisme, à l’occasion duquel j’ai redécouvert cette obsession pour la chronologie que critiquait déjà Tagore, et qui permet aux historiennes et aux historiens d’ordonnancer les faits et d’interpréter les discours. Les conséquences de cette entreprise pédagogique commune sont à l’origine de mon essai, L’Afrique dans le temps du monde. Il suit à la trace l’organisation du temps historique, qui oscille entre, d’une part, les tendances autoritaires, héritées des Lumières, et d’autre part, le temps non linéaire des ensembles, composé de fragments d’histoires, de cultures et d’usages sociaux, fragments pouvant appartenir à une même unité politique. Par ailleurs, l’Inde est également importante pour l’Afrique car, entre les années 1920 et 1930, quand le nationalisme devient un phénomène de masse en Inde, sous l’égide du Congrès national indien, apparaît une historiographie indienne professionnelle qui conteste les interprétations britanniques. Les historiens nationalistes utilisent alors la production orientaliste pour la retourner et l’utiliser à des fins de libération. D’une certaine manière, la démarche de l’intellectuel sénégalais Cheikh Anta Diop est similaire à celle de ces historiens nationalistes. Il ne sort jamais de la rationalité occidentale. En la détournant, il reconstruit l’universel humain en lui attribuant une origine et une aspiration africaines. Se faisant, il reste prisonnier des déterminations d’une histoire linéaire telle que mise en ordre par la philosophie des Lumières. Lorsqu’il oppose à la « falsification historique » occidentale le discours panafricain, son objectif intellectuel est précis : substituer à l’émiettement territorial et à l’infinie multiplication tribale une géographie continentale d’un espace produit par une seule et même histoire.
Les premiers historiens indiens nationalistes adoptent l’Inde des orientalistes en reprenant leur perception cyclique du temps, un temps qui permet effectivement de ne plus comparer mais de distinguer les périodes. Romila Thapar montre très tôt que dans cette conception de l’histoire de l’Inde, il y a deux temps, l’un linéaire, l’autre cyclique. Le temps linéaire est celui des généalogies, des règnes et des conflits. Le temps cyclique est celui des cosmologies et de la spiritualité. Thapar en conclut que seul le temps linéaire supporte une conscience historique. Selon elle, l’idée de l’Inde est le résultat d’une accumulation de conflits, de créations, de détails et de communautés. Des productions, procédures et récits historiques et imaginaires qui virevoltent dans un ballet qui noue et dénoue les langages d’inclusion et d’exclusion et les actes d’appropriation et d’expropriation politiques et culturels. L’Afrique peut certainement être vue à partir de ce miroir, celui d’une sédimentation complexe de communautés qui produit une somme.