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JOIE ET DOULEUR AU PAYS DU SOLEIL :

SCÈNES DE LA VIE MARTINIQUAISE

Paulette Nardal

Je suis partout, 7e année, n°292, 27 juin 1936, p. 5.

Carnaval antillais. Fête des Morts. Deux scènes caractéristiques de ces îles où, après les plus terribles cataclysmes, le sourire fait place à la tristesse dans l’ardeur de la tâche retrouvée et de la vie renaissante.
   Le carnaval de Saint-Pierre, la ville disparue, était aussi célèbre dans l’archipel caraïbe que celui de Nice en Europe. De nos jours, le carnaval dure encore deux mois. Il ne commence pas avec l’année nouvelle, car le début de janvier ramène, pour les Antillais, le souvenir épouvanté du tremblement de terre qui fit de nombreuses victimes à la fin du siècle dernier.
Tous les dimanches, dès quatre heures de l’après-midi, les rues de la ville, encore éblouie de soleil, sont envahies par une foule joyeuse de masques aux accoutrements bizarres. Aucune comparaison avec les pompeux défilés de mi-carême à Paris sous le ciel triste de février. Ici, la dominante du spectacle est le burlesque. Ces masques, gens du peuple ou bourgeois en rupture de classe, se sont habillés à peu de frais. Ils ont réquisitionné pour ce faire les plus invraisemblables « rossignols » et leurs drôleries suffisent à faire rire les innombrables spectateurs massés sur les balcons et les trottoirs. Ces masques s’agglutinent parfois en véritables défilés de foule mouvante et gesticulante qui parcourent les rues principales, entraînés par les cadences endiablées d’un orchestre de musiciens locaux aux déguisements désopilants. Car tout le monde danse en marchant, rit et crie. Impossible de résister à ce courant de joie simple et enfantine qui emporte tout un peuple.
L’Antillais ne manque pas d’humour. Il sait à merveille se caricaturer et caricaturer les autres races. C’est souvent sur l’aspect le plus extérieur de la civilisation occidentale, c’est-à-dire le vêtement, qu’il exerce son sens de l’humour. Tel jeune homme s’exhibera en impeccable tenue de soirée : huit reflets, habit de bonne coupe, plastron de chemise aux mille plis, cravate blanche et… pieds nus.
Les masques antillais vont même jusqu’à reconstituer –– toujours dans la note comique –– certaines scènes de l’esclavage (un intermezzo de danses et de chants entre deux reprises du travail dans les champs de canne à sucre, sous l’œil féroce du « commandeur », à cheval, et armé d’une cravache).
Ceux qui figurent les esclaves ont accentué leur couleur naturelle en s’enduisant la peau et même leur pagne succinct, de « mélasse », empruntée à quelque distillerie des environs. C’est la partie la plus pittoresque du défilé. Elle est toujours attendue avec un frémissement de plaisir par les enfants, ravis de voir jouer les « nèg’ gros sirop ».
Car ils jouent vraiment, ces hommes et ces femmes, tout au plaisir de recréer, pour des spectateurs amusés, ce qui fut un passé tragique. Détachement ? Insouciance ? Ce n’est, après tout, que du passé.
Mais voici venir un groupe étrange. Autour d’une espèce de monstre, vêtu de paille, le chef recouvert d’une tête de buffle, une nuée de gamins avance en sautillant et en simulant la peur. En effet, le « Diable » marmonne une chanson monotone où il est question de manger les petits enfants. Et les enfants lui répondent comme dans une litanie les fidèles au récitant. Or, quand on regarde avec attention cette tête de buffle, on s’aperçoit qu’avec ses miroirs encastrés sous les cornes, elle reproduit assez fidèlement les masques de sorciers africains que l’on peut voir dans les différents musées d’art nègre, en particulier au Trocadéro et à Tervuren (Belgique). Survivance frappante du passé africain de la race antillaise. Seulement, la civilisation chrétienne a transformé le sorcier nègre en diable.
Le mercredi des Cendres, une coutume également curieuse est scrupuleusement observée par les masques qui revêtent tous la robe noire, tandis que sous le mouchoir de tête blanc les visages se montrent couverts de poudre blanche. Plaintes et lamentations célèbrent la mort du carnaval, tandis que les yeux désespérés, à la cornée subitement jaunie, roulent dans les faces grises de poudre. Ici, le christianisme rejoint curieusement le paganisme. Il existe, dans ces mêmes musées, des masques africains dont le visage est blanchi à la chaux, et l’on sait que les femmes africaines, dans certaines régions, se couvrent le visage de poudre blanche pour participer à des fêtes rituelles.
Mais tout n’est pas burlesque ou primitif dans le Carnaval antillais. Il arrive que de jeunes bourgeoises de couleur qui se sont toujours habillées à l’européenne revêtent pour l’occasion l’éclatant costume local que portaient leurs grands-mères. Les fêtes données dans la métropole en commémoration du tricentenaire du rattachement des Antilles à la France ont popularisé ce costume : foulard, mouches assassines, madras, colliers « chous », robes somptueuses à ramages (8m de tour) ramassées sur les hanches en énormes paniers, avec, en dessous, la chute vaporeuse des jupons à multiples volants. Elles se promènent en auto, offrant à l’admiration des badauds leur beauté brune ou ambrée qui n’est jamais plus évidente que ces jours-là.

DEUX NOVEMBRE

Le culte des morts, trait caractéristique de la civilisation africaine, est demeuré très vif chez les Antillais. Tel est aussi le sentiment de la famille.
C’est pourquoi le Jour des Morts, et même celui de la Toussaint, sont pour les Antillais des jours de tristesse profonde. Nul accord de piano ne viendra troubler le pieux recueillement des familles. Ce jour-là, tous les établissements de plaisir se font un devoir de fermer…
Et le soir, toute la ville se rend aux deux cimetières de la capitale : le grand cimetière, dit cimetière des riches, et l’autre, le plus pittoresque, qu’on appelle le Trabeau. Car c’est après le dîner, à la nuit tombée et à la lueur changeante des bougies, que l’Antillais aime à honorer ses morts.
Aux portes de la ville se trouve le grand cimetière qu’ornent de très beaux monuments funéraires. La douleur s’y fait distinguée et discrète…
Mais au Trabeau, quel contraste et quelle féerie !
C’est à un kilomètre de la ville, passé la rivière Madame, dans le quartier de l’Ermitage.
Parmi la foule qui se presse dans les allées étroites qui serpentent entre les tombes s’insinue on ne sait quel air de fête païenne.
Sur chaque tombe, tumulus à peine bombé, resplendit la flamme claire de multiples petites bougies piquées dans la terre. La mer a donné à ces humbles tertres une parure exquise : les conques de « lambis » qu’on dispose en bordure et dont l’intérieur d’un rose nacré luit doucement. Entre les bougies retombent des grappes de bougainvillier mauve, de stéphanotis et de roses.
Le relent de la cire fondante qui se mêle au parfum violent des fleurs tropicales met dans l’air une espèce d’ivresse…
Tassées sur des bancs minuscules, de vieilles femmes, aux figures ridées sous le mouchoir blanc ou le foulard calandré, égrènent de lourds rosaires.
Dans les allées circule la jeunesse, visages sombres ou moins sombres éclairés d’en bas, yeux splendides où brille la joie de vivre tandis que les lèvres murmurent des Ave…
Un poète martiniquais, Gilbert Gratiant, a appelé ce spectacle « La Foire aux Morts ». Voici deux strophes du poème qui lui a été inspiré par cet aspect local du culte des morts :

« C’est la foire ! Voici les échoppes ! Celui-ci vous vend des coquilles
De lambis couleur de rose. Celle-là vante ses bougies,
Gros-Loulou offre du sable blanc en plaisantant avec les filles.
À l’étalage du chagrin, combien de paupières rougies !
Aux portes du champ muré, pains doux, pistaches, cacahuètes,
Ravitaillement de la douleur, s’offrent en des trays  de bois blanc.
Autres trays, même bois blanc, après la dernière pirouette !
Même chair, autre douleur –– avec moins de faux semblants ! »

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