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MARTINIQUE
A
vant-propos

Paulette Nardal

Guide des Colonies Françaises : Martinique, Guadeloupe, Guyane, St. Pierre-Miquelon, Paris, Société d’Éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 1931.

AVANT-PROPOS

La Martinique ! Ce nom aux claires syllabes, évoque tout un passé brillant : suprématie de la petite île qui, au XVIIIe s., devint le ch.-l. des Antilles. On disait alors : les seigneurs d’Haïti, les messieurs de la Martinique et les bonnes gens de la Guadeloupe. À cette époque fleurirent dans l’île toutes les grâces d’un siècle brillant et policé dont on peut retrouver un écho affaibli chez les actuels habitants de l’Ile aux Fleurs. Manières un peu désuètes. Vieille politesse française. Légère préciosité de la musique et de la danse. Recherche du costume. Expressions vieillies. Souvenirs galants ou aimables. Lent et doux parler.
Cette atmosphère d’Ancien Régime est propice aux évocations historiques et pour n’en citer que trois des plus prestigieux, nous rappellerons :
Que Françoise d’Aubigné, devenue plus tard Mme de Maintenon, la presque reine, passa, à la Martinique, une grande partie de sa jeunesse. Moins connue que l’histoire merveilleuse et navrante de Joséphine, est l’odyssée d’Aimée du Buc de Rivery. Après une série de hasards heureux ou malheureux, où l’on compte un voyage, une tempête, des corsaires, l’arrivée à Alger, la faveur d’un souverain turc, Mademoiselle de Rivery devait devenir la Sultane Validé, mère de Mahmoud II.
À la vie romanesque de cette souveraine créole, on ne peut s’empêcher de trouver une certaine allure d’opéra-comique, ou de roman du XVIIIe s., au temps des pirates barbaresques.
C’est par toute cette grâce nonchalante qu’au siècle suivant, l’impératrice Joséphine, oiseau des Isles, conquit, après Napoléon, la cour française.
Ces trois histoires tiennent presque du conte de fées et semblent avoir été inventées pour charmer l’imagination des enfants, comme ces romans d’aventures si captivants dont
Daniel Defoe et son émule Stevenson ont situé l’action dans la mer Caraïbe : Robinson, l’Île au trésor, etc.
Mais en pleine réalité, voici, avec le rhum et les épices, les souvenirs parfumés et ensoleillés qui s’associent au nom de la Martinique. Pays du pétun ou tabac, que les belles dames du temps passé ne dédaignaient point de priser, pays du café odorant et des fruits délicieux, à la saveur étrange. En plein réalisme, voici, sous la plume de romanciers trop pressés, de reporters qui ont voyagé trop vite pour voir juste, une population frondeuse, aux atavismes aussi complexes que ses origines, excessive et violente, à peine évoluée.
Il est à souhaiter que le touriste puisse consacrer à la vérification de certains jugements trop partiaux tout le temps nécessaire. Il devra, pour cela, se mêler à toutes les classes de la société martiniquaise.
L’histoire de la Martinique, reflet lointain de celle de la France, lui montrera, au contraire, chez ces descendants de blancs français et de Noirs africains, un loyalisme définitif dont ils ont donné maintes preuves éclatantes.
Citons, parmi les hommes célèbres nés à la Martinique, les historiens Moreau de Saint-Méry et Thibault de Chanvalon ; les généraux Reboul, de Vassoigne et Brière de l’Isle ; les marins illustres que furent l’amiral Dubourdieu, les capitaines de frégate Edmond Richer et Pellière Lacourné ; le gouverneur Perrinon, commissaire de la République ; des savants, médecins et chirurgiens, comme Rufz de Cavizon, Morestin, Léon Papin-Dupont.
On montrera au touriste la maison où le général Gallieni, alors chef de bataillon, a habité à Fort-de-France, dans la rue qui porte maintenant son nom.
Trois générations de Martiniquais de couleur qui ont donné des hommes éminents dans la plupart des branches de l’activité humaine, prouvent qu’en moins d’un siècle, les descendants de ces Noirs attachés à la glèbe ont pu, après un rapide apprentissage de la liberté, assimiler l’essentiel de la civilisation française.
Les spectacles de la vie indigène qui ne manquent point de pittoresque ne seront pas un des moindres attraits du voyage. Le touriste ne manquera pas de dégager, sous la variété des types et des coutumes, l’universalité de la nature humaine.
À l’époque du Carnaval, les rues des villes offrent, le dimanche, le spectacle le plus animé et le plus burlesque qui soit. D’abord, le Carnaval dure plusieurs semaines et tous les dimanches, les masques emplissent les rues de leur irrésistible gaieté et de leurs drôleries. De janvier au mardi-gras, ce sont les facéties dominicales d’une foule qui s’est travestie à peu de frais, à l’aide des plus invraisemblables « rossignols », et qui, parfois, entraînée par les cadences endiablées d’un orchestre de musiciens locaux aux déguisements désopilants, parcourt les rues en dansant. Les masques vont même jusqu’à reconstituer, toujours dans la note comique, certaines scènes de l’esclavage (un intermezzo de danse et de chants entre deux reprises du travail dans les champs de canne à sucre, sous l’œil féroce du « commandeur » armé d’une cravache).
Parfois de jeunes bourgeoises revêtent pour l’occasion l’éclatant costume local que portaient leurs grand-mères : foulard, mouches assassines, madras, colliers « choux », robes somptueuses à ramages de 8m de tour, ramassées sur les hanches en énormes paniers avec, en dessous, la chute vaporeuse des jupons à multiples volants. Elles se promènent dans des autos découvertes, offrant à l’admiration des badauds, leur beauté noire ou ambrée, qui n’est jamais plus évidente que ces jours-là.
Différentes réjouissances : bals populaires, bals de société, réceptions particulières caractérisent cette époque de haute liesse.
En novembre, le jour des Morts, le voyageur assistera au spectacle curieux et touchant que présentent, le soir, les cimetières martiniquais dont chaque tombe resplendit sous la flamme claire de multiples petites bougies. Ceux qui n’ont pu se procurer une « concession » dans le beau cimetière ont entouré la tombe de leurs morts de conques de lambis, dont l’intérieur d’un rose nacré luit doucement. Cette bordure, don de la mer, limite des jardins en miniature dans la terre desquels les bougies sont piquées. Émouvante coutume qui témoigne de la profondeur du culte des morts chez les Noirs.
Le matin, dans les campagnes, ce sera, par les routes couleur d’ocre, le défilé des « marchandes » avec leurs jupes troussées, leurs pieds nus, leurs jambes nerveuses, leurs hanches roulantes, tandis que la tête et le buste qui supportent des charges effarantes, portées dans de grands plateaux de bois appelés « trays », restent immobiles. Mais maintenant, elles prennent le plus souvent l’autobus.
Le soir, après le travail, dans la campagne endormie, résonne parfois un bruit sourd dont la vibration se prolonge étrangement dans le silence. C’est le tam-tam qui réunit sur une aire de terre battue les rudes travailleurs qui ont peiné toute la journée dans les champs de canne. Une phrase, toujours mineure, chantée à l’unisson par des voix d’hommes, retentit sauvagement avec des accents imprévus. Par les nuits de lune, le spectacle des danseurs est vraiment impressionnant. Les hommes seuls participent à ces danses. Ce sont de vrais combats mimés, avec des feintes, des sauts, des élans, des détentes de fauves, tandis que le chœur répète inlassablement l’air lugubre que scande sourdement le tam-tam.
La vie dans les campagnes est simple et saine. Le paysan martiniquais se contente de peu, une case couverte de chaume de canne à sucre, entourée de lattes de bois et de feuilles de palmier, sur un sol de terre battue, parfois une maisonnette fragile, en bois.
Les maisons des gens de la classe moyenne, dans les bourgs, sont en général de petites constructions d’un ou deux étages, avec, tout autour, une véranda. Les cloisons sont à clairevoies, les fenêtres munies de persiennes. Tout est clair et gai. Quelques vieilles maisons, surtout à Basse-Terre, ont une certaine allure moyenâgeuse, qui ne laisse pas de surprendre le touriste dans cette fête de la couleur.
Les habitants n’ont presque rien gardé des industries ou des arts pratiqués par les Caraïbes ou les Noirs d’Afrique. Le touriste trouvera néanmoins de la jolie vannerie caraïbe, des sachets à mouchoirs en vétiver, des bijoux fantaisie en graines de macata et des bijoux d’or d’un travail assez primitif. Il retrouvera surtout les somptueux bijoux d’or portés au siècle dernier, de vieux meubles, style Empire et Louis-Philippe et quelques bibelots anciens.
Le touriste pourra observer dans leur variété tous les types issus du croisement de plusieurs races, types également intéressants, du point de vue artistique. Entre la noire, couleur de vanille et la mulâtresse au type latin, il verra en des nuances presque imperceptibles passer toute la richesse des tons de bois précieux, la câpresse, couleur de sapotille, l’aigre blondeur de la chabine, le teint de l’Andalouse, de la Mauresque, de l’Hindoue, de la Chinoise.
Si intéressants que soient les spectacles humains qu’offre la Martinique, c’est surtout par l’étrangeté de ses sites qu’elle charmera le voyageur moderne.
Le sentiment d’évasion n’est jamais aussi complet que devant l’inoubliable côte orientale de la Martinique, battue des flots de l’Océan Atlantique. Tous ceux qui ont visité cette partie de l’île vers Sainte-Marie se souviennent de la sensation de grandeur et d’infini qu’ils ont éprouvée alors…
En contemplant les Pitons du Carbet, on comprend que la légende caraïbe y ait placé « le berceau du Monde. »
Il n’est pas jusqu’au charme brûlé du Sud, avec sa savane des Pétrifications, ses tons roux, sa mer d’un bleu limpide avec des hauts-fonds de sable blanc, qui n’ait, lui aussi, créé une légende. Légende qui touche d’ailleurs de bien près à la science. Les marins n’affirment-ils pas que la boussole s’affole entre Sainte-Anne, village de l’extrémité méridionale de l’île et l’îlet Cabrit.
Le touriste trouvera à la Martinique une nature dont l’étrangeté dépasse tout ce qu’il a pu rêver. Devant certains aspects de l’île, il se demandera s’il n’est pas le jouet d’une illusion, d’une invraisemblable fantasmagorie, surtout au moment des rapides crépuscules qui préparent la nuit antillaise.
Le charme de la Martinique est indéniable. Mais ce charme n’est pas l’envoutement des îles du Pacifique. La beauté des Antilles est plus pure, moins morbide. Leur végétation a quelque chose de passionné, mais qui reste sauvage et beau. Elle imprègne l’individu sans dissoudre sa volonté.
On a beaucoup remarqué l’expression heureuse et aimable de la foule martiniquaise. Comme on le verra, au cours de notre étude historique, la Martinique est un pays où l’on oublie vite les malheurs et les catastrophes pour se remettre au travail avec une bonne humeur qui cache un courage indomptable.
Le touriste sera frappé de l’hospitalité cordiale et sans arrière-pensée qu’il rencontrera dans toutes les classes de la société martiniquaise.
Il pourra constater que la Martinique est une petite France, une France lointaine. Les usages ne diffèrent pas essentiellement des usages français. La vie, là-bas, n’est qu’une adaptation de la vie européenne aux nécessités du climat tropical.
Il ne rompra pas toute attache avec la métropole, ou, s’il est étranger, avec sa patrie, car, tous les soirs, le bulletin du câble le mettra au courant des événements mondiaux de la nuit précédente et de la journée. S’il a laissé de la famille au loin, le câble, la T.S.F., les courriers et les cargos le relieront à ceux qui lui sont chers.
La visite de la Martinique, où de nombreux vestiges du passé viennent à chaque pas, souligner l’œuvre colonisatrice de la France, routes, ponts, usines, vieux manoirs coloniaux, constituera pour le Français aussi bien que pour l’étranger, un précieux enseignement.
D’abord, il verra que les rois de France avaient bien compris le rôle que pouvait jouer cette île dans la politique de la mer. Sa position avancée en fait le point stratégique le plus important des Antilles. La rade de Fort-de-France, est une des plus sûres de l’Archipel. La Martinique est la première terre que l’on rencontre sur la route de l’Amérique centrale, en venant de la pleine mer.
Depuis le percement du canal de Panama, elle est l’objet de bien des convoitises. Mais les Martiniquais, pas plus que lors des onze attaques étrangères dont l’île a été victime jusqu’au traité du 20 novembre 1815, ne veulent changer de nationalité. Ils témoignent ainsi leur reconnaissance à la mère-patrie pour l’œuvre colonisatrice qui a fait de la Martinique une des possessions les plus prospères de l’Amérique centrale. Ils marquent ainsi aux Français qu’ils les reconnaissent pour les plus aimables des civilisateurs.

(Lire la suite : Martinique — Le voyage)

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