FÉMINISME COLONIAL :
ACTION SOCIALE ET POLITIQUE
Paulette Nardal
Rapport adressé au gouverneur de la Martinique, 1945,
archives départementales de la Martinique.
Une infime minorité de femmes martiniquaises est consciente de la nécessité du devoir social, encore que toutes celles qui la conçoivent n’aient pas l’énergie de l’accomplir. Le manque de persévérance explique l’échec de nombreuses initiatives locales. L’influence débilitante du climat explique en partie leur nonchalance. C’est seulement par l’éducation que l’on arrivera à faire entrer le service social dans la routine de la vie féminine martiniquaise.
LA BLANCHE CRÉOLE
Ne voit la misère du peuple que sous l’angle de la charité. Facteurs qui concourent à l’éloigner des questions sociales : manque d’information, préjugés, timidité, indolence. Dans le domaine de la charité organisée, certaines d’entre elles sont vraiment admirables : Mlle Meyer, Mme Domergue.
Nous devons signaler pourtant de brillantes exceptions à cette règle : deux d’entre elles dirigent avec beaucoup de compétence l’Œuvre des layettes du Rassemblement Féminin, tandis que les deux autres ont installé des œuvres sociales sur leurs exploitations. L’une des premières est remarquable par sons sens social.
Raisons d’espérer : leur esprit positif, leur aide matérielle plus régulière que celle de la moyenne des femmes de couleur, l’effort entrepris par le clergé dans les mouvements de jeunesse pour lutter contre le préjugé de couleur et pour donner le sens social à leurs adhérents blancs et Noirs.
Un obstacle considérable : l’appel à la haine de race s’est greffé sur la violence des revendications, certes légitimes, du Parti communiste aux dernières élections, et qui trouve son écho également chez les Blancs.
À part le Référendum, se sont désintéressées de la chose politique.
LA FEMME DE COULEUR
Il est difficile de la ramener à un seul type psychologique. Les vives intelligences ne correspondent pas toujours à un tempérament altruiste. On trouve peut-être plus de dévouement parmi les femmes moyennement cultivées qu’animent la foi chrétienne. Malheureusement la majorité des femmes martiniquaises n’est pas assez éclairée pour concevoir même qu’elle a un rôle social à jouer.
Naturellement portées à la critique et à l’envie d’une part, gardant d’autre part le souvenir tenace d’injustices sociales séculaires et de vexations subies sous la Révolution Nationale, elle ne semblent avoir retenu des récentes campagnes électorales que les mots d’ordre de haine. Haine contre le Blanc créole et le métropolitain. Envie et haine à tous les échelons de la société de couleur.
C’est sous cet aspect sentimental qu’elle conçoit jusqu’ici son rôle politique. On ne saurait trop insister sur cette caractéristique qui explique bien des échecs et maintient la martiniquaise dans un état lamentable de demi-civilisation, toutes les initiatives intéressantes étant ainsi tuées dans l’œuf. C’est ainsi que disparurent « Le Club féminin » fondé en 1938 et de nombreuses sociétés artistiques.
Les seules sociétés stables sont représentées par les groupements mutualistes dont l’utilité est évidente et l’intérêt immédiat. Elles constituent un moyen d’éducation sociale de premier plan.
Parmi les intellectuelles, deux tendances se dessinent : celle représentée par le Rassemblement Féminin (qui compte un an d’existence et un effectif d’un millier de membres, et un groupe encore en formation de femmes d’extrême gauche. Deux tendances identiques servies par des moyens diamétralement opposés :
1) travailler à l’avènement de la justice sociale en favorisant l’entente entre les classes et les races en présence ;
2) ne faire dépendre cette justice sociale que de l’adhésion à un parti politique préconisant la violence et la haine. Deux femmes communistes siègent au Conseil Municipal, élues contre quatre socialistes. Il n’y a pas eu de candidature féminine aux élections cantonales et législatives ; l’atmosphère créée par les éléments extrémistes suffit à expliquer cette réserve.
Entre les deux tendances indiquées plus haut se place la masse indifférente des femmes jusqu’ici imperméables aux idées sociales ou aux préoccupations d’ordre politique : ce sont elles qui ont fourni en grande partie les 2/3 des abstentions constatées lors des dernières consultations électorales.
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Il ne faudrait pas inférer de ce qui précède que les Martiniquaises sont inaccessibles à la pitié. Leur sensibilité est grande, dominant souvent chez elles l’intelligence et la volonté. On compte parmi elles des femmes admirables qui ont consacré leur vie au soulagement de la misère morale et matérielle de leur prochain (dames de charité). Mais très peu d’entre elles adjoignent l’action sociale à leur apostolat charitable.
L’égoïsme se manifeste surtout chez les femmes aisées et certaines petites bourgeoises.
Pourtant on peut toujours attendre de la Martiniquaise un grand élan de cœur en cas de malheur, mais c’est l’habitude de l’effort persévérant qui lui manque, surtout lorsqu’il s’agit de préoccupations aussi austères que l’action sociale.
Les femmes d’un certain âge ne viendront pas facilement aux aidées sociales. Il n’est d’espoir que dans la jeunesse. L’entraîner dès l’école au service social. Il y a donc là une question d’éducation et peut-être de formation religieuse :
Quelques renseignements sur le Rassemblement Féminin à l’appui de ces observations :
Un millier de membres ;
200 membres actifs dont 60 habitent la ville. Assistance aux réunions : 40 au maximum ;
600 membres adhérents pauvres ou nécessiteux et environ 200 de situation moyenne.
Le nombre de femmes qui apportent un concours sérieux à l’Œuvre ne dépasse pas la quinzaine.
Nos dirigeantes sont recrutées pour la plupart dans le monde enseignant et comptent quelques femmes aisées sans profession.
COMMENT PROTÉGER...
... L’ÉPOUSE
Le Martiniquais garde de son atavisme africain un certain mépris de la femme qui se révèle parfois même chez les hommes les plus cultivés. Si nombre de nos congénères se sont imposées à l’admiration de leurs maris, il n’en reste pas moins que l’épouse et la mère antillaises ont besoin, plus que la femme métropolitaine, d’être protégées par la loi.
L’épouse et la concubine, deux rivales également pitoyables. Pourtant la plupart des mères antillaises sont des modèles d’abnégation et méritent qu’on s’incline devant elles.
La femme du peuple, battue, trompée, aux crochets de laquelle vit souvent le mari, alcoolique et paresseux, ne détient pas la paye de celui-ci comme cela se produit en France. Elle doit se contenter de ce qu’il veut bien lui donner sur son salaire et sa contribution au ménage n’est jamais suffisante. Nous secourons des femmes de chauffeurs de taxis et d’autobus et Dieu sait si cette corporation s’entend à exagérer les prix !
Pour obvier à ce triste état de chose, le Rassemblement Féminin réclame le paiement des allocation familiales à la femme martiniquaise quand celle-ci n’aura pas été déclarée indigne de son rôle de mère. Ne pourrait-on fixer la quotité minima de la contribution maritale au ménage ? Les plaintes des épouses matériellement abandonnées devraient pouvoir être prises en considération par l’administration ou l’employeur. Cette quotité serait payée directement à la femme au cas où il serait prouvé que le mari emploie l’argent du ménage à entretenir une concubine, ce qui est la monnaie courante aux Antilles.
... LA MÈRE
L’un des objectifs du Rassemblement Féminin est de provoquer le plus de régularisations possible dans les milieux populaires où les faux ménages sont trop nombreux pour une population évoluée, si fière de ses trois cents ans de civilisation. Négligence ou survivance du vieil instinct polygamique, plutôt que l’impossibilité qu’ils allèguent de faire face aux dépenses d’un mariage.
Il importerait également d’augmenter les avantages attribués aux ménages réguliers, de faire promulguer à la Martinique le Code de la famille et d’aider les associations qui travaillent dans le même but.
... LES FEMMES ABANDONNÉES
L’avortement naguère inconnu à la Martinique est maintenant régulièrement pratiqué. L’infanticide a acquis une triste célébrité, conséquence de l’état de chose signalé plus haut.
Notre action vise à donner à la femme martiniquaise le sens de la dignité. Nécessité de l’action individuelle des femmes plus cultivées. L’Œuvre des Layettes nous met en contact avec un nombre forcément limité de ces femmes. Une action en profondeur s’impose donc. Mais elle risque d’être contrecarrée par les mauvais sentiments qui ont été inculqués à la masse au cours des dernières périodes électorales. Et l’apaisement des esprits ne se fera pas en un jour.
Une action énergique de l’Administration est donc à envisager. En particulier, rendre plus opérante la recherche de la paternité en Martinique. La femme martiniquaise devra être donc protégée contre l’homme et contre elle-même (contre son ignorance, son imprévoyance, sa crédulité et parfois sa paresse).
Suppression de la carte d’électrice aux prostituées – Mesure réclamée par l’Union féminine civique et sociale de France, mais plus que jamais nécessaire en Martinique.
Création de Foyers pour les employées de magasin ou assimilées : avec pension, restaurant, salle de repos. Ce projet date d’avant l’arbitrage Masselot, mais l’élévation du coût de la vie étant en proportion à l’augmentation obtenue, le problème reste le même.
Création de cours du soir où seraient données au femmes du peuple des notions très simples de civisme, d’hygiène et de puériculture, destinées à mieux leur faire comprendre leur rôle social et politique. Ne pas confondre cette initiative avec les cours d’adultes.
Développer l’enseignement technique féminin en vue de la préparation d’assistantes sociales qui, connaissant le pays, seraient à même de faire œuvre plus efficace qu’une personne étrangère à la colonie.
Lutte contre l’alcoolisme des femmes et des enfants – Réglementation de la prostitution.
Protection de la jeune fille –
Surveillance des pensions (voir La Femme dans la cité, n° 15, p. 5). À défaut des assistantes sociales qui forment la police féminine dans certaines villes des États-Unis, le Rassemblement Féminin demande qu’il soit institué une vraie police des mœurs à la Martinique, avec des agents d’une valeur morale éprouvée et d’une certaine classe sociale, ayant somme toute les qualités que l’on serait en droit d’exiger de l’Assistance sociale.
Certificat prénuptial
Congés de maternité – Promulgation de la loi Strauss en Martinique
CONCLUSION ET OPINION PERSONNELLE
L’exposé précédent peut paraître assez pessimiste. Mais il présente la Martiniquaise sous l’angle spécial du progrès social. Telle qu’elle est, elle cache pourtant sous ses dehors nonchalants un courage viril. Seule, veuve ou abandonnée, elle peut élever une famille nombreuse et donner à la société des fils et des filles qui font l’honneur du pays. J’en dirai autant de ces tantes qui sacrifient souvent leur bonheur et leur avenir à celui de leurs enfants adoptifs. La Martinique compte des commerçantes qui pourraient devenir de véritables capitaines d’industrie. Nous avons déjà parlé des Dames de Charité. Parmi les petites gens, se révèlent d’admirables exemples de dévouement et de courage (V. Femmes Martiniquaises – La femme dans la cité, n° 3 et 4).
J’ai indiqué les mesures d’ordre administratif ou législatif susceptibles d’améliorer le sort de la femme martiniquaise.
Toute la question sociale aux Antilles se ramène à un problème d’éducation.
Pour que cette action soit vraiment opérante, il faut tenir compte de l’état d’esprit des populations sur lesquelles elle doit s’exercer et de leur psychologie. Le religieux étant très développé chez les martiniquais, pourquoi ne pas en faire un véritable moyen de civilisation et de progrès ainsi que le préconisait pour l’Afrique Noire le gouverneur général Éboué ?
Je crois traduire l’opinion de la majorité des mères martiniquaises en affirmant qu’elles seraient bien aises de voir donner à leurs enfants une formation religieuse dès l’école. Si cela s’avère impossible, ne pas limiter l’action des mouvements confessionnels de jeunesse. Nombre d’adultes sont aussi remarquables par leur ignorance des principes de la religion qu’ils professent.
Il importerait également dès l’école de préparer les filles à leur future rôle d’épouse, de mère et de citoyenne. Faire de l’instruction civique une matière du programme dont l’étude serait sanctionnée par des prix et autres récompenses. Dans ce pays où les filles sont particulièrement précoces, il semble que l’éducation sexuelle ne doive pas être écartée a priori des programmes. Adjoindre au personnel enseignant de chaque école une assistante sociale particulièrement chargée d’exercer une action morale sur les élèves.
Nous concluons donc en faveur de la création d’une école dirigée par des assistantes sociales métropolitaines qui seraient chargées de la formation professionnelle de jeunes Martiniquaises qui seraient ainsi très heureuses de trouver un emploi à leur énergie et à leur faculté de dévouement.