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IMAGE I

Ayoh Kré Duchâtelet

Extrait du roman La Grotte aux poissons aveugles

 

La forêt, un ciel bleu-gris-blanc éblouissant. 

Les cris stridents d’une volée d’oiseaux dans la hauteur des cimes. Un concert de bêtes sauvages qui s’élève de la canopée comme au nadir du crépuscule, avant la tombée d’un silence total et soudain. L’alerte d’un danger qui vient.

Calaos, pélicans, toucans, des nuées de perroquets affolés enténèbrent le ciel, même les aigles ont fui. Ils ont flairé son approche de loin comme la progression d’une lame de feu, son odeur de cendre, ses rugissements d’outre-tombe. Ils l’ont flairée à des kilomètres avant même que sa silhouette noire n’affleure à l’horizon.

Elle est là, brûlant l’atmosphère comme un météore, ailes déployées au ras des frondaisons désertes. Elle plonge, longe le cordon de la rivière, remonte et se pose au sommet d’un fromager, à quinze mètres du sol. Son grand corps ailé ramassé en équilibre sur l’écorce d’une branche maîtresse suffisamment large pour soutenir tout son poids, stable et compacte, elle s’installe, étire ses deux pattes avant, son dos musculeux, s’ébroue, se pelotonne. L’arbre est solide, des charpentières de fromager, mais ça pourrait tout aussi bien être la branche du carambolier voisin, celle d’un châtaignier de Guyane, ou d’un sycomore d’Égypte. Peu importe, toutes les essences s’entrelacent et se confondent dans l’image. Rien ne se détache. Aucune vie ne fait figure à part. Aucune vie. La créature mugit. Une vibration de cordes basses qui s’étend dans le souffle de l’alizé, se disperse entre les feuillages de la ramée, les plie, remonte, comme le son disparaît, revient, se déploie, fait vibrer la matière. Une branche ploie. Un fruit jaune, jaune et juteux, chute le long des troncs géants, entre les lianes enchevêtrées, les mousses humides et coulantes, les frondes satinées de fougères épiphytes. Au travers du brouillard qui se dissipe dans l’air poisseux du sous-bois, le fruit roule sur l’humus bruissant de vie. À quelques mètres, un froissement de feuilles trahit un mouvement qui se rapproche, des pas, on entend une voix. La voix de Simbi.

Tête baissée, elle marche en débroussaillant sa piste d’un geste machinal, le regard blême, les paupières gonflées, elle avance en répétant : Tsiadi, tsiadi, tsiadi. Par tous les saints du Kongo, par tous les ancêtres, voici le mauvais esprit, protégez-vous ! Ils ont brûlé la Prophétesse ! Tsiadi, tsiadi, tsiadi. Ils ont brûlé la Prophétesse. Voici le démon, protégez-vous ! Elle paraît minuscule entre les herbes hautes, les troncs sillonnés de lianes, de plantes grimpantes aux feuillages gigantesques de limbes perforés. Son corps a les mouvements d’un automate, apathique. Elle semble accablée. Elle a fui sa ville natale la veille, marché le long de la rivière vers le nord-ouest à travers la vallée, sans s’arrêter. Elle avance dans la forêt le regard vide, en égrainant son contre-sort au rythme des pulsations qui battent ses tempes, prise au piège d’une sidération dont elle ne s’est pas défaite depuis sa fuite. La mise à mort de sa tante a frappé son âme avec tant de brutalité qu’elle semble rétrécie, confinée dans un coin du fond de son coeur.



Elle se souvient.
L’aube bleuissait son ciel et la ville royale s’éveillait doucement.

Les coqs chantaient, un nourrisson criait, on entendait les premiers coups sourds de pilon frapper la pâte de manioc dans le creux des mortiers.

Elle s’était adossée à l’arbre qui lui offrirait l’ombre la plus sûre, un figuier centenaire qui avait survécu aux multiples embrasements de la ville ; elle s’y était installée comme on prend le guet, ramassée comme un poing, l’oeil d’une sentinelle à l’affût. Les deux hommes apparurent sur le parvis un instant après son arrivée. Elle reconnut aisément l’allure du vieux frère capucin,
ventripotent, court sur pattes dans sa robe, la ceinture remontée sur les reins. Il indiqua du doigt un point au sol au soldat qui l’accompagnait, un endroit à mi-distance entre les ruines de la cathédrale du Saint-Sauveur et l’échafaud du marché aux esclaves. Le soldat de l’escorte royale se mit à creuser la terre rouge à cette place, sur le plateau désert, dans les réflexions du petit jour. L’orbe du soleil avait franchi le seuil de l’aube lorsqu’il planta la grume d’un bois écorcé, dressée droit vers le ciel, comme la tige d’un cadran solaire dans le souffle du vent d’est, et sur le talus de sa base rassembla quelques pierres, du petit bois, des feuilles de palmiers, des fagots et des bûches, comme on le ferait pour un brûlis. Simbi, placide, muette, discrète comme un spectre, observa le soldat tout du long. Ses yeux ne le quittèrent qu’un seul instant, quand il s’en alla chercher la Prophétesse, alors, immobile sous son arbre, elle observa le peuple se rassembler, le roi s’installer, et au bout d’un moment, le bourreau réapparaître avec la suppliciée.



Elle n’a pas immédiatement remarqué, mais la forêt lui paraît maintenant d’un calme étrange et même inquiétant.

Elle descend la pente douce d’une clairière de fond de cuve traversée par le tronc pourrissant d’un grand arbre foudroyé. Les sources sont proches, elle sent l’aspiration de la litière spongieuse, tourbeuse sous ses pieds. Elle remonte de l’autre côté, se hisse sur l’arbre déraciné, avise la présence d’un serpent tapi sous les racines, évite la ligne de fourmis rouges en travers, grouillantes, confuses, qui déchiquètent la chair d’un fruit jaune. Plus loin, le tapis de feuilles mortes recouvert d’une fine pellicule de toiles blanches. Sa perception se rétrécit au couloir du chemin qu’elle trace. Sans savoir là où elle va, elle s’enfonce vers l’intérieur d’un autre pays.



Les cris, les sarcasmes croupis de cruautés. La place en était saturée.

L’exécuteur traîna la Prophétesse dans la poussière au bout d’une chaîne de fer, aux yeux de tous, marchant devant la foule effervescente en tête d’un cortège de capucins grognant leurs psaumes incompréhensibles, agitant leurs croix de procession dans l’enfumage des encensoirs. Simbi resta silencieuse sous son arbre. Le bourreau alluma un premier feu sur le côté. Le juge se fraya un passage dans la foule, monta sur l’estrade aux esclaves puis, tout en fixant la suppliciée de ses yeux torves d’inquisiteur, se mit à réciter l’Apocalypse de Jean. Tandis que le bourreau s’appliquait à remuer les braises, le juge assénait son interminable sentence. Sa voix s’amplifiant, vibrante, il vociférait en roulant de grands yeux, l’écume à la commissure des lèvres, brandissant son crucifix vers le ciel, se frappant pieusement le poitrail du poing, exalté par l’ardeur de sa foi redoublée de celle du châtiment. Lorsque dans le peuple rassemblé, l’euphorie eut atteint son paroxysme et que le juge eut craché les derniers mots de sa diatribe, l’exécuteur attacha la Prophétesse au poteau de bois, par le cou et les pieds, serrant les mailles de la chaîne de fer dans la chair pour la faire crier. Elle n’eut aucun geste, aucun cri, malgré les éclairs de douleur. Elle semblait déjà ailleurs et très loin.



Le couvert est plus épais, les jets de lumière se font plus rares. L’air scintille de particules en suspension, la végétation prend d’autres formes, rampantes, grimpantes, monstrueuses, entortillées. L’atmosphère devient suffocante, lourde, l’humidité palpable. Au travers des vapeurs blanches nimbées de lueurs chlorophylliennes, elle perçoit un changement dans les couleurs. Les différentes tonalités de vert et de brun ont laissé place à des nuances de violet, la surface de certaines feuilles cireuses est parcourue de nervures bleutées, les taches de lichen foliacé phosphorent sur l’écorce, les vagues de sève remontent vers la ramée. La forêt respire.

L’exécuteur empila les fagots de sorte que seuls le buste et la tête de la Prophétesse dépassent du monticule. On lui avait posé son beau couvre-chef de fibre tressée ; le bourreau y versa de la poix, avant de saisir son tisonnier et d’en fourrer le croc chauffé à blanc dans l’oeil droit de la suppliciée, puis dans le gauche. Elle rugit d’une douleur insoutenable, un fluide visqueux s’écoula de ses orbites. Le juge se lança dans la seconde partie de son arrêt, qu’il entama par un Pater noster pour faire durer l’effet du supplice, puis conclut sur ces mots :
« La voici privée de sa vision de corps, comme de vision spirituelle elle fut privée en son errance d’hérésie. »
Alors le bourreau mit le feu au bûcher.
Simbi s’en souvient : les paquets de fumées grises, le suage des fagots brûlant, les hurlements étouffés par l’asphyxie, l’odeur de viande rôtie. Lorsque voyeurs et bourreaux désertèrent la scène, ivres de violence, qu’il ne restait plus que le corps calciné, disloqué sur un tas de cendres fumantes, lorsque la nuit fut tombée dans la stridulation des grillons, Simbi, harassée, s’endormit sous le figuier.

Quelque part dans les ténèbres, comme expulsés d’un cauchemar, des grognements de bête la réveillèrent. Des grognements, des bruits de cartilages broyés, de chairs déchirées, des gémissements, un retentissant battement d’ailes qui provenaient du bûcher. Elle fouilla des yeux l’obscurité : une forme indistincte remuait sur les cendres, luisante sous le clair de lune. Elle crut d’abord à la visite d’une horde de charognards, vautours et chiens de brousse qui s’arracheraient les restes, mais quand elle perçut l’ombre d’une aile démesurément grande se déplier au-dessus de cette agitation, elle comprit en un instant qu’aucun animal terrestre ne pouvait atteindre une telle envergure. Ce qu’elle était venue chercher se produisait sous ses yeux. Elle y croyait à peine. Les ngangas ne lui avaient pas dit à quoi s’attendre, elle n’avait jamais assisté à la naissance d’un esprit. Elle surprit son regard, deux yeux ronds brillant dans la nuit. La créature feula dans sa direction puis déguerpit à quatre pattes vers le bord de la colline en quelques bonds. Elle déploya deux ailes et disparut dans la nuit.
Plus tard dans la matinée, sa mère lui ficha une hotte sur le dos avec quelques vivres, de quoi tenir un jour ou deux, un nkisi protecteur et lui ordonna de partir loin, de fuir, de rejoindre le lac de la Grotte.



Elle erre au milieu des arbres géants, le souffle court dans la moiteur oppressante, elle avance lentement, trébuchant sur les racines noueuses, supportant son corps devenu lourd, ruisselant de sueur. La terre palpite sous ses pas. Elle sent des vagues d’énergie remonter jusqu’à son ventre, elle tremble. De peur. Elle pense qu’une bête l’a piquée, qu’elle navigue dans un rêve éveillé, qu’on l’a ensorcelée, tsiadi, tsiadi, tsiadi, la forêt murmure, tsiadi, tsiadi, tsiadi, par tous les saints du Kongo, par tous les ancêtres, voici le mauvais esprit, protégez-vous ! Les lianes se tortillent le long des troncs striés de motifs fluorescents éclatants, les ramages dansent dans le vent, elle se laisse tomber haletante au creux des contreforts. Un spasme la traverse, une chaleur irradie son crâne, puis le froid glacial.

Les branches des arbres se meuvent, lentement, patiemment, elle perçoit la finesse et la précision de leurs gestes déployés sur des longueurs considérables, elle les voit croître vers le ciel, elle voit les feuilles naissantes se déplier dans l’axe de leurs tiges, s’ouvrir, d’innombrables traînées de pollens se suspendre dans le sillage du vol des insectes, elle entend le bruissement des rampants pullulant sous la litière. Elle s’évanouit.

Une odeur se pose dans l’atmosphère. 
Elle ouvre les yeux, réanimée par le sentiment d’une présence, elle la ressent avant de la voir, droit devant, à quelques mètres à peine. La créature ailée née sur un tas de cendres surgit d’entre les feuillages, avance sur elle, les yeux clairs et luisants.







C’est tout ? Vous n’avez rien vu d’autre ?
On ne peut pas s’arrêter là. Faites un effort !
Allez, allez ! Ferme les yeux ! On a besoin d’en savoir plus, replonge dans l’image !
Je vous ai tout dit. J’ai tout dégorgé jusqu’à la dernière goutte, déclara calmement la Sonde.
Ça n’a aucun sens. Vous connaissez cette image par coeur. Dites-nous en plus. Cherchez. Concentrez-vous. Cette gamine, cette Simbi, pourquoi doit-elle rejoindre une grotte ? Quelle grotte ? Qui l’attend là-bas ? Des maquisards ? Des résistants ? Et la grotte, elle se trouve où exactement ?
Il ne m’a pas été donné de le revoir.
J’en étais sûre.
L’agent Perez souffla d’agacement.
Ça ne va pas fonctionner ! On a investi beaucoup trop dans ce protocole. On a besoin d’informations, et urgemment ! Pas d’une description détaillée des états d’âme d’une gamine en fuite, d’élucubrations psychologisantes sur je ne sais quel trouble post-traumatique.
Que se passe-t-il après ?
Je ne l’ai pas vu.
La grotte, tu l’as vue ?
Pas cette fois.
Bon, mais alors, quel est le rapport avec notre affaire ?
Je ne sais pas. C’est vous les enquêtrices.

(…)

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