DIEU T’A CRÉÉ, TU AS CRIÉ… !
Michel Alimeck
Extrait du chapitre IV.
On dirait que la société occidentale a peur de la vie. Quand il s’agit d’étudier l’homme et son expression, ce n’est pas aux gestes vivants de l’homme qu’elle s’intéresse, mais aux résidus morts de ces gestes. Il nous faut, en effet, étudier le vivant en tant que vivant et, à l’étude trop exclusive du livre mort, ajouter une étude approfondie du geste vivant, expressif et rythmique.
Dans le laboratoire anthropologique et ethnique qu’offre le milieu saramaca, nous observons ce jeu de la vie intelligente et sublime, qu’est le jeu de la mémoire : mimeur par nature, l’homme se fait miroir des interactions du réel ambiant (et il leur fait écho) ; cinémimeur, il exprime un langage gestuel, spontané, universel ; phonomimeur — après quelles évolutions —, il émet un langage oral de type ethnique et particularisé. Les traités d’anthropologie ne nous l’ont guère présenté jusqu’ici que comme un résidu de crânes plus ou moins fragmentaires, de squelettes plus ou moins incohérents. On ne nous a jamais montré la lutte de l’homme avec lui-même et comment il a tiré son premier outil de son propre corps. Avant de fabriquer des outils, prolongement de ses gestes, l’anthropos a modelé son geste.
À travers le geste humain, corporel et surtout manuel, se joue la loi spécifiquement anthropologique du mimisme. C’est alors et simultanément qu’entre en action le rythmisme humain. Les Saramacas vivent dans une perpétuelle rythmique. Lors de la mort d’un membre de la tribu, le village d’origine veille aux rythmes des tambours, des chants funèbres, des danses. C’est dans cet élément vivant et gestuel que se sont centrées toutes mes observations. Cela me fait murmurer doucement : la terre encercle le soleil, les corps attirent les corps, le vivant engendre le vivant.
Un Saramaca me dit, un soir de veillée, que les tambours jouaient une rythmique spéciale du monde où le mort va et, dans cette rythmique, il y a ce qu’il ne connaît pas et ce qu’il a connu. Après ces veillées, le mort est emmené au cimetière du village où se trouvent ses racines. Le cimetière est un lieu redouté, seul l’Obia, l’ami silencieux de ce lieu, s’y rend pour rentrer en communion avec les esprits. Ils pensent que ce qu’il y a de plus puissant, de plus éternel dans l’homme éphémère, est sa réincarnation.
La civilisation occidentale a appauvri les êtres gestuellement. Lorsqu’après un dressage pareil on entre dans cette civilisation spontanée, il est évident qu’on n’y comprend plus rien. On ne voit que des danses, des primitifs. Ce sont des années et des années qu’il faudrait à l’étude de cette mécanique interactionnelle du geste sous la pression du mimisme.
Les chercheurs scientifiques ethnologues sont très loin de la mimique, cette réaction purement animale, cette expression corporelle dont se servent généralement les gens du spectacle pour exprimer la spontanéité des différentes émotions : joie, douleur, colère, etc., si bien que l’on pourrait définir la mimique comme étant l’expression spontanée des émotions.
Le tout petit enfant, dès la naissance, est en proie à ces mécanismes de la mimique : il pleure, grimace, sourit, se met en colère, devient triste… Il subit, peu à peu, toute une série de réactions facilement observables qui consistent à jouer et à rejouer toutes les actions du milieu ambiant. Le mimisme est la force transcendante d’expression (mimismologique) qui jaillit spontanément du petit enfant et qu’un Saramaca m’explique par sa mémoire vivante :
« Dans notre pays Saramaca,
Tu apprendras et tu écouteras,
donc tu aimeras
« Faire plaisir, c’est quelque chose de noble
Chanter, danser, c’est notre vie
Cela se trouve même dans nos prières,
Crie-le de tout ton cœur mémoire
De toute ta gorge récitante
De toute ta gestuelle mimante
« Il n’existe pas de professeur de Plaisir
Alors les Saramacas ne professent pas le plaisir
Le nouveau-né,
Sa première réaction est le jeu
Le premier jouet : ses doigts
Le second : ses pieds
Le troisième : l’œil de sa mère
Il apprend à rire dans le miroir des yeux de sa mère
L’enfant inquiet, nerveux, mord toujours les seins de sa mère
« Chez nous, le plaisir est une chose sacrée
Que tout le monde doit respecter. »
À l’enfant, source de vie jaillissante et de science toute neuve, les Occidentaux n’ont guère donné que des manuels scolaires qui sont du perroquétisme organisé. Les pédagogues tuent la curiosité joueuse enfantine, alors qu’il faudrait l’orienter. Ils enferment dans un tiroir l’essor des enfants vers le réel avec leurs systèmes tout faits. Leurs études livresques les tiennent sur des mécanismes de l’écrit et non pas sur les gestes contondants du réel. C’est fausser, dès le départ, les plus grands problèmes humains que de les poser seulement en fonction de l’écrit.
Enlever à un être humain le jeu spontané du mimisme, c’est le priver de ce qui le différencie essentiellement de l’animal. L’inhibition du mimisme est dans l’éducation une catastrophe. La pédagogie occidentale semble plutôt faite pour créer des professeurs de philosophie et de grammaire, celle des Saramacas est destinée à créer des êtres observateurs et rejoueurs du réel.
Les Occidentaux, en voulant donner à leurs enfants une science encyclopédique, leur donnent une ignorance encyclopédique. Car la psychologie des manuels, c’est la psychologie de l’homme blanc, cultivé, adulte et civilisé. Ce n’est pas l’anthropos.
Les enfants Saramacas ont des mimodrames objectifs de la vie tribale qui est la vie initiatrice, cela se joue devant eux, en eux, sans eux, malgré eux, c’est la vie tribale se faisant anthropologie du mimisme. Le Saramaca, parlant de l’éducation des enfants, dit : « Il faut élever nos enfants non en fonction d’hier mais de demain, il y aura à veiller singulièrement sur eux en fonction de ce jeu et de ce rejeu que nous leur infligeons au village. »
Dites-vous bien qu’entre les mimodrames joués par l’acteur sur l’écran du cinéma ou de la télévision et les mimodrames rejoués par les enfants, il n’y a aucun intervalle, cela joue et rejoue tout le temps. L’enfant reçoit tout en lui, mais il rend comme un écran plastique. Jamais l’être humain ne peut garder en lui la chose reçue. C’est cela toute la pédagogie des Saramacas.