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CORRESPONDANCE

Ariella Aïsha Azoulay et Samira Negrouche

* * *

Entre octobre 2022 et janvier 2023, Ariella Aïsha Azoulay a entretenu une correspondance avec la poétesse algérienne Samira Negrouche autour des enjeux de son livre, La Résistance des bijoux. Les deux autrices ont souhaité que leurs lettres soient mises progressivement en accès libre sur notre site. Cette publication commence par leur échange d’octobre 2022.

* * *

Pour Ariella Aïsha Azoulay

Dans chaque marche d’escalier

Quand je pense à toi, c’est au muezzin que je pense. À l’instant où j’ai fini d’écrire muezzin, rien n’était prévu évidemment, sa voix s’est élevée pour l’appel à la prière, leurs voix se sont élevées en chœur, légèrement décalées l’une de l’autre. Cet écho de voix qui semblent se suivre et se répondre est l’écho des mémoires lointaines qui remontent.

Quand je passe près d’une mosquée à présent, c’est à ton père que je pense, à ton père petit garçon qui descend ou remonte les escaliers en courant non loin de la mosquée du Pacha. Je connais cette mosquée mais c’est avec ton père qu’elle m’est devenue intime.

À présent, quand j’entends le nom Aïcha, c’est à toi que je pense. Je ne pense pas à toi avec nostalgie mais avec vigueur, avec le désir de célébrer une source qui coule à nouveau et qui rejoint déjà le grand fleuve commun. J’entends Aïsha dans les mémoires lointaines qui remontent, je laisse ta voix et celle de ta grand-mère s’enchevêtrer pour donner corps à ce qui parvient à mes oreilles et à celles du petit garçon qui court dans les escaliers de la mosquée du Pacha. J’entends les mémoires lointaines dans chacune des marches de l’escalier sur lesquelles le petit garçon pose ses pas.

La chanson de Khaled en devient presque attendrissante « Aïcha écoute-moi, regarde-moi, réponds-moi
». Toi et moi savons que cette prière n’est plus nécessaire. Toi et moi savons que les ancêtres savent toujours se faire entendre et arriver jusqu’à nous. Aïsha est notre histoire commune et c’est ensemble que nous lui rendrons ses bijoux.

Aïsha, tu es la part qui manque à ma judéité, la judéité qui manque à mon entièreté.

J’ai pour la première fois parlé de ma judéité à Montréal, à l’occasion de la rencontre québécoise internationale des écrivains, je t’ai envoyé le texte de ma communication « quelle mémoire autoriser ? ». C’était il y a treize ans, tu n’étais pas encore là, il y avait Naim Kattan dont je ne savais pas qu’il était juif
irakien avant qu’il ne m’accoste dans l’ascenseur – tu es juive alors, et tu vis en Algérie ? – je lui réponds que je ne suis pas juive par ma mère de sang mais que je le suis par ma mère de terre, que l’on a arraché à ma terre une part de ses enfants et de ses chants et qu’alors je me dois de porter cette mémoire juive pour les absents, les arrachés : nous et eux.  

Naïm me regarde dubitatif, il ne dit pas grand-chose, il est surpris, un peu rassuré que cette mémoire ne soit pas complètement effacée dans les jeunes générations mais je lui reconnais un regard nostalgique, profondément triste, un regard que j’ai souvent vu dans un silence que j’ai souvent entendu. Naïm a connu l’arrachement de la terre, il est de ceux qui ont vécu dans leur chair le poids de la séparation, de l’effacement, de l’exil total. Ceux qui ont vécu une telle violence savent à quel point il est difficile d’en sortir, je comprends que certains ne gardent cette mémoire qu’à l’intérieur d’eux, qu’ils fassent semblant d’avancer.

Ce regard de Naïm m’a fait penser à un écrivain iranien rencontré il y a une dizaine d’années dans un colloque dont je ne me souviens ni du lieu ni de l’intitulé ; la seule chose qui me reste de ce colloque, c’est l’écrivain iranien exilé. Je pense encore plus à lui alors que les femmes iraniennes doivent faire face à une terrible répression, à une injustice de longue haleine. Ce regard est celui de l’arrachement, celui de la douleur, celui de l’impuissance, celui de la tragédie mais ce regard battu abattu ne désespère pas complètement. Par lui, quelque chose traverse malgré tout. Tu en est la preuve lumineuse.


Cet écrivain iranien m’a dit : « Je ne veux pas transmettre le virus de l’Iran à mes filles, l’Iran que j’ai connu et aimé est mort, il n’y a plus rien à espérer d’un tel pays ». Il ne faut évidemment pas lire cette phrase littéralement, nous autres connaissons bien le poids du départ, de cette déception. Ses filles comme une autre fille d’Iranien, une grande amie à qui le père n’a jamais rien voulu raconter de l’Iran, cherchent à savoir, à comprendre, à retrouver cet Iran pas complètement mort encore de leurs pères et de leurs grand-mères.

Tu parles de la nostalgie française de ton père, peut-être que cette nostalgie n’a rien de français tout en étant un peu ça et autre chose. Peut-être que ton père écoutait la radio pour avoir un peu de la langue du pays perdu. Ce dosage complexe de qui nous étions au passé et dont on semble ne pas avoir le souvenir, c’est cela aussi qu’il faut envisager.  

On pense ce pays perdu pour ceux qui sont partis, il est aussi perdu pour ceux qui y restent, il est perdu pour les histoires potentielles qui ont été entravées mais qui ouvrent parfois un chemin, qui s’ouvrent parfois dans l’inconscient avant de créer de nouveaux possibles dans l’aujourd’hui.

Nous sommes tous expulsés de quelque part, cela nous devons le comprendre, expulsés de la mémoire de quelqu’un et nous passons alors nos vies à chercher un chemin pour le retour, un sens pour le retour. Moi aussi je suis une déplacée de l’intérieur, c’est l’Algérie qui s’est déplacée à l’intérieur de moi et qui m’enjoint de ne pas me précipiter dans mes lectures. Moi aussi je veux retourner à l’instant d’avant la violence, avant l’assignation, avant l’avènement du droit magistral qui détruit puis nomme ce qui reste, avant la classification disséquante de nous autres. Je ne suis pas musulmane ni juive ni chrétienne, je ne suis pas arabe ou berbère, je suis tout cela séparément et ensemble et c’est à moi de décider des moments où je le suis ensemble ou séparément.


Je veux retourner à l’instant d’avant la dissection de l’être algérien précolonial, retrouver une part d’insouciance des vergers d’antan qui n’avaient pas encore connu les destins des suppliciés. On a arraché des vergers comme on a arraché des juifs et des non juifs, la terre s’en souvient.

On dit que la terre appelle toujours le sang, certains pensent que la terre se venge par le sang et venge le sang, je ne pense pas que la terre porte en elle la vengeance, la terre appelle cependant le sang de ses enfants, elle est le rappel d’un cordon tellurique qui ne se rompt jamais.

Je suis juive Ariella et le bouleversement est venu de la constatation que tu te conçois juive algérienne arabe et musulmane, berbère aussi. C’est ainsi que je perçois mon algérianité et c’est ainsi que j’ai trouvé en toi une sœur. Tu te drapes de tout ce qui t’a été enlevé et tu le revendiques, tu tisses la toile du commun et c’est là que les parallèles se regardent et se croisent. Ta mémoire m’importe car tes ancêtres sont les miens. Leur effacement trouble la vision du présent et de l’avenir, je n’ai aucun doute sur cela.

Tu tisses de ta main comme tu fabriques des bijoux pour te relier à la main de ton père et des artisans bijoutiers qui te transmettent cette mémoire musculaire. Cette main, je la vois, je l’ai placée dans celle d’un forgeron dans un poème-rituel pour rentrer dans la ville d’Alger, Nœuds en zigzag, qui peut ignorer toutes ces mains qui vivent encore dans notre quotidien comme les pas de ceux qui ont couru nos rues ?

Cette main, je la vois sur le Djurdjura à chaque fois que j’arrive à Tizi Hibel, à quelques encablures de mon village, celle qu’on appelle la main du juif et qu’on voit encore mieux depuis les Ath Yenni, région réputée pour ses bijoux kabyles. De toutes les légendes qui courent sur ce juif et cette main, se peut-il que ce soit la main d’un juif bijoutier ?

 

Nous pouvons envisager cette histoire potentielle.

Comme toi, je n’aime pas les classifications et je veux rendre toute la place à nos mythologies intimes et collectives. Je ne veux pas que les bijoux kabyles soient séparés de leur mythologie, des croisements et de la protection de la main du juif qui a transmis et qui a été transmise.

Il n’y a pas de trahison Ariella, il y a le destin des femmes et des hommes qui bascule, il bascule et nous brouille les sens. La violence coloniale ne cesse pas quand le colon s’en va, elle est encore plus grande quand les artefacts de la violence sont difficiles, parfois impossibles, à appréhender. La violence coloniale se transmet par nous tous contre nous tous, elle est dans le colon et dans le colonisé, dans la lutte pour la libération et dans les efforts sincères pour l’oubli et la réconciliation. La violence coloniale habite, il ne s’agit plus de la déloger mais de l’apprivoiser, de la découdre et d’en comprendre les confins.


La violence coloniale n’est plus dans la classification coloniale, elle est dans les classifications intériorisées qui nous séparent de qui nous sommes, celles-ci sont plus pernicieuses, plus destructrices, elles voilent le chemin d’un retour possible.

Nous avons parlé du retour et tu as un jour été inquiète quand j’ai dit qu’il n’y avait pas de retour possible vers le passé alors j’ai dû préciser quel était le retour impossible. On ne peut pas revenir sur la violence commise, sur les expériences vécues dans les chairs, sur les conséquences multiples de la colonisation qui se perpétuent, ces conséquences sont aussi qui nous sommes et nous ne pouvons pas complètement avancer en les reniant. Mais il y a un retour possible, ta démarche est celle dans laquelle j’envisage ce retour possible.

C’est dans la compréhension de l’impossibilité du retour que s’ouvre la brèche d’un certain retour, l’attention que nous apportons aux choses est ce qui compte, ce qui permet exceptionnellement l’ouverture.

Tu le sais, nous avons arraché le droit d’être le peuple indépendant que nous sommes, nos corps portent la mémoire de ce que cela nous a coûté, tu comprends que la peur demeure, que le désir d’union soit grand, que l’espoir de fratrie soit là malgré les illusions. Tu comprends notre peur de la désunion qui nous fera fermer la porte aux frères et aux sœurs de terre.

Je perçois le chemin de toi à nous et je sais à quel point il est vital, précieux, essentiel, à quel point il est une offrande. Je perçois le coût et les conséquences, la force nécessaire – elle semble venir de très loin – je perçois la rareté de ta main posée sur nous, de celles qui peuvent ouvrir la brèche d’exception nécessaire à nous toutes. J’aimerais que nul ne vienne porter atteinte à la sincérité de ta démarche mais je sais qu’il y aura des secousses, certaines plus grandes que d’autres, tu y es préparée je le sais. Grandes ou petites ces secousses et ces failles sont le passage obligé, il faudra savoir les appréhender, tu es prête à cela. De ces secousses apparaitront les ruines qui manquent à notre lecture, ces ruines sont-elles à classifier, à restaurer, à reconstruire ?

Peut-être sont-elles simplement à nommer pour l’instant.

 

Samira Negrouche
Alger, 10 octobre 2022


 

* * *

 

Chère Samira,

Mon père aurait dû m’inviter à aller me promener avec lui en Algérie.
Il aurait dû vouloir me montrer son Algérie,
mais il ne l’a pas fait.

Je suis née en 1962, au moment où les Juifs ont dû quitter leur pays, l’Algérie.
Nos ancêtres ont été abandonnés dans les cimetières, hantés par le bruit de leurs enfants,
fuyant en vitesse, comme des voleurs dans la nuit. Qui aurait pu croire qu’ils partaient pour toujours ? Si elles et ils avaient su, seraient-elles et ils partis sans dire au revoir ? Et qui mettra les pierres sur leurs tombeaux ?  

L’autre jour, j’ai rêvé que je te rendais visite à Alger.
Nous nous promenions dans la ville pendant plusieurs jours.
Comme par magie, sans en parler, nous avons réussi à éviter la place des Martyrs.
Je t’ai dit « finalement maintenant, je peux comprendre pourquoi tout le monde
dans le village de tes grands-parents est marqué par la figure de Feraoun. »

Je me suis réveillée un peu perdue. Tu n’étais pas là.

J’étais dans la librairie achetée par tes grands-parents, tu me l’as raconté,
parce qu’ils voulaient voir leurs enfants grandir entourés de livres.

Même si tes grands-parents ont vraiment acheté cette librairie, j’ai compris que je rêvais encore.

Ce sont tes pas qui m’ont réveillée. J’étais face à mon ordinateur en train de répondre à ton e-mail, te remerciant de m’avoir expliqué que la montagne que mon père a dû voir chaque jour au bout des cent marches de la rue en escalier menant vers chez eux, c’était celle de Santa Cruz.

Je n’étais toujours pas en Algérie, mais j’en approchais.

Les portes sont restées closes pour les Juifs et Juives après leur départ. Même ceux et celles qui voulaient revenir n’osaient pas le dire car dans l’imaginaire du libéralisme colonial, on ne peut pas vraiment affirmer qu’ils et elles ont été forcés de partir. C’est vrai qu’après 132 ans de violence coloniale, la violence physique devient secondaire : leur choix fut déterminé par le non-choix imposé par le colonialisme.

Comme si les Juifs et les Juives étaient des entrepreneurs coloniaux, qui avaient les mêmes visions apocalyptiques de leur auto-déracinement que les Européens, pire, qui avaient les mêmes visions de la fin d’un monde en partie édifié, durant des siècles, par leurs ancêtres.

Pendant longtemps, je ne me suis pas posée de questions.

J’en voulais plutôt à mon père de n’avoir pas résisté à cette rupture, de ne m’avoir pas introduite à l’Algérie. Revendiquant à l’âge de cinquante ans le nom de ma grand-mère, Aïcha, ce nom que mon père ne m’a pas donné, j’ai enfin pu entrer en Algérie, en oubliant les règlements des États-nations, des frontières et des passeports.

Tant que je lui en voulais, j’ai pu nier mon propre rôle dans cette transmission avortée de notre héritage disséqué, pillé.

Tant que j’ai dit que c’était lui qui ne m’avait pas transmis la mémoire de l’Algérie,
alors la non-transmission, désirée par les Français et les sionistes, de l’histoire de notre déracinement, a été garantie, puisque mon mécontentement pouvait continuer à être vécu comme une querelle de famille.

Au lieu d’hériter de l’Algérie, c’est une identité fortifiée, portant le nom de l’État qui a fait détruire la Palestine, qui a été plantée dans mon corps, dans l’espérance qu’elle y prenne racine.

Je ne pouvais pas anticiper que mes échanges épistolaires avec mes ancêtres,
ou mon travail manuel, reproduisant des mezuzot, des ketubots, des colliers que mes ancêtres faisaient, prendraient la forme des séances méditatives, qui allaient m’aider à comprendre différemment leur religiosité, leur affiliations, leurs croyances, hors du cadrage colonial et séculaire qui a fait de mes ancêtres « des Juifs. »

Je ne pouvais pas anticiper non plus que le jour où j’irai chercher la maison de mon père,
nous serions trois à monter les escaliers,
toi, moi et lui,
ou quatre, avec Benali,
ou cinq avec Adel,
ou six, avec Amine, un ami de la famille,
ou sept avec Anne, ton amie d’Oran.

Je sais que sans vos mains tendues, je n’aurais pas pu marcher avec mon père en Algérie.

Sans vous tous, je n’aurais pas même pu me rappeler de l’occasion ratée, quand mon père, en fait, avait voulu me montrer l’Algérie.

La voici :
C’était avant le temps où on trouvait tout sur internet. Mon père m’avait demandé de lui procurer un livre de photos d’Algérie.  Je suis allée dans la librairie française de Tel-Aviv et je lui ai acheté le seul livre que j’y ai trouvé : Juifs d’Algérie.  Quand je le lui ai offert, il était déçu comme un enfant, et moi frustrée.
Je n’ai pas compris ce que j’ai pu voir clairement plus tard, et lui a manqué de mots pour me dire pourquoi ce livre n’était pas ce qu’il attendait – ce n’était ni un livre d’Algérie ni un livre sur l’Algérie. Il n’en a tellement pas voulu que ce livre a fini dans ma bibliothèque.

Il est assez étonnant à regarder. On dirait un livre sur une sorte de tribu perdue, où rien n’indique qu’elle vit en Algérie. Ses membres existent dans des pages de livres anciens, dans des espaces intérieurs, entourés de symboles et d’objets « juifs ».  Il n’y a pas une seule photo d’Algérie qui ne soit celle d’un cimetière ou d’une synagogue.

Il y a que des Juives et des Juifs flottants,
détachés du pays,
de la terre,
des autres,
comme si les Juives et les Juifs n’avaient pas vécu en Algérie,

mais à part,
déjà déracinés, prêts à être « rapatriés » ailleurs,
avant même d’être expulsés.

Mon père voulait des photos de l’Algérie telle qu’il la connaissait.
Je ne savais rien de l’Algérie et je me suis faite avoir par des livres qui faisaient des Juives et des Juifs une espèce déjà disparue.

Un jour, un touriste lui a offert un panorama d’Oran. Il l’a encadré et mis sur le mur. J’étais content pour lui qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait. Je regrette qu’il ne m’ait pas traversé l’esprit de lui demander de me faire me promener dans la photo, de me montrer ce que lui y voyait.

Dix ans après sa mort, je l’ai invité à m’accompagner
dans un tour de l’Alger de 1830.
Je lui ai montré la destruction de la basse Kasbah, camouflée en place du Gouvernement, devenue place des Martyrs après notre départ.
Je voulais qu’il voit ce que les Français avaient voulu faire en ne laissant de ce quartier juif musulman qu’un seul bâtiment
– la Djemâa el djedid – et en le plaçant dans une binarité coloniale, en contraste avec les bâtiments dits « modernes ».
Dorénavant, les Juifs et les Juives ne pouvaient se reconnaître que dans quelques lieux de culte juifs, et tout ce qui n’était pas français était par défaut musulman. C’est comme ça que j’ai pu naître dans une autre colonie et ne rien savoir de mes ancêtres, ignorer qu’ils et elles étaient des artisans de toutes sortes et que le rythme avec lequel ils maniaient leurs instruments dans la basse Kasbah, avant qu’elle ne devienne la place du Gouvernement, faisait orchestre avec celui des instruments maniés par les artisans musulmans.

Chère Samira, en m’écrivant sur Naïm Kattan, tu dis qu’il a « connu l’arrachement à la terre »,
qu’il a vécu dans sa « chair le poids de la séparation. »

J’ai connu cette douleur depuis son autre côté, celui de l’implantation forcée dans une terre autre,
brutalisée, désacralisée. Je l’ai vécue dans une temporalité non-linéaire, interrompue,
qui a fait que je n’ai pas toujours réussi à trouver les mots quand il le fallait,
que j’ai pu laisser la chair sans voix, que j’ai mis trop longtemps pour comprendre
qu’on ne pouvait pas nous implanter dans une terre étrangère, sans d’abord nous avoir arraché à une autre.
Partout on nous a arrachés pour faire de nous un peuple dans une usine coloniale.
Mon appartenance fabriquée à ce peuple devait me faire oublier mon état
d’avant « l’avènement du droit magistral qui détruit puis nomme ce qui reste

Je suis aussi musulmane, Samira, car mes ancêtres ne savaient pas qu’ils et elles ne l’étaient pas,
puisqu’avant 1830, mes ancêtres n’avaient pas encore été empoisonnés au point de se dévoiler
de leur arabité, amazighrité, islamité.

Ce qui a été fait à nos ancêtres, à nos vergers, à nos bijoutiers, à nos sourcières, n’est pas du passé lointain, mais incubant dans nos corps, dans nos âmes, c’est la source de nos malheurs et de ceux des autres, la substance de nos espoirs et de ceux des autres.

Ta « mère de terre » est la mienne aussi.

Quand elle t’appelle,
muʾaddin,
je lui tends l’oreille, et elle comprends, car elle n’a pas oublié l’hébreu, elle sait que je lui dis mu’addina,
מאזינה
que je suis à l’écoute, que je n’ai pas oublié mes ancêtres, ni ma terre ancestrale.

Ariella Aïsha Azoulay
30 octobre 2022

* * *

Réhabiliter nos histoires organiques

 

Tu dis que ma lettre est une porte
qui s’ouvre Aïsha tu dis que par
cette porte que j’ouvre tu es en Algérie
tu as ouvert une porte en moi
Ariella il m’est à présent impossible
de passer à autre chose
cette chose cette terre commune
nous enjoint de ne pas passer
à autre chose.

Je te lis et je vois ta parole qui s’allonge
se verticalise plonge en des strates
de temps de paroles de visions
ta pensée verticale plonge et tire
le fil à une source pour laquelle
tu n’avais pas besoin d’introduction
le chemin de la source est venu
à toi
ta parole prend racine dans la voix
verticale
dans ce lieu de passage où les chemins
se superposent et s’interpellent
ta parole me ramène à ce souffle
fondamental
collectif
quelque chose nous est dit
par toi
je veux à travers ta voix
être une petite-fille
qui ne néglige rien.

Si notre terre t’appelle c’est aussi
nous tous qu’elle appelle
nous qui sommes les Algériens
du dedans bons ou mauvais gardiens
la terre nous appelle à travers toi
et d’autres comme toi
elle et toi et vous nous demandez
ensemble de relire l’histoire
de véritablement relire l’histoire
à taille humaine et penser que c’est ainsi
toujours ainsi que l’autre Histoire la grande
s’en retrouve grandie s’en retrouve plus
juste.

Je veux être juste Aïsha je veux utiliser
les mots justes pour avec toi répondre
à l’appel à tous les appels savoir
poser les bonnes questions savoir
les poser d’une façon juste
aux personnes justes
cette quête de justice et de justesse
lourd fardeau nécessaire espoir
j’ai souvent peur de ne pas être
au bon endroit de ne pas me déplacer
assez corps et regard et souffle
la responsabilité est grande
quelque chose traverse par toi
et par moi sans nous appartenir
et qui doit être transmis.

Pour toi comme pour moi
il s’agit de transmettre ce qui
ne nous a pas été transmis
différemment cela ne nous a pas
été transmis
c’est resté comme une déflagration
dans les gorges dans les yeux
de nos aînés ils ont fait semblant de
vivre lever la tête avancer
semblant de reprendre le chemin
de leur destin comme si la déflagration
ne les touchait plus
n’était plus là
n’avait pas existé.

Ce qui est resté coincé dans leurs gorges
partout dans leurs corps noués
a continué à se nouer dans nos corps
dans nos gorges déployées
qui cherchent encore la tonalité
juste.

Nous avons peur Aïsha parce que nous savons
sans savoir nous savons ce que nous ne savons pas
mais nous comprenons l’exacte teneur de l’empreinte
des nœuds qu’il nous reste à dénouer
nous savons que nous ne voulons pas nous tromper
car ces nœuds sont une promesse
nos parents et leurs parents ont fait cette promesse
à nos enfants à nos petits-enfants
nous sommes au service de ce qui ne nous appartient pas
et nos gorges cherchent la tonalité
elles ne peuvent que vibrer de ces nœuds qui cherchent
le chemin juste.

Le corps de l’Algérie de la Casbah à la place des martyrs
des Aurès à la Kabylie
de la plaine du Chelif au sable de Reggane
où que tu ailles le corps de l’Algérie a connu
l’éclatement
je n’aime pas la métaphore anatomique
mais l’organe n’est-il pas ce qui rend la vie
à son endroit juste ?
Si nous voulons véritablement insuffler
la vie toute la vie à nos histoires
l’écriture de notre Histoire se devra d’être
plus organique
plus proche de chacun des souffles
qui auront été coupés
détournés
éloignés
arrêtés
étouffés
injustement.

L’éclatement la déflagration
éloignent les éclats du corps
loin du lieu de la
déflagration
tu es ton père et tes filles
tes petites-filles sont
éclats du corps
juives et non juives
nous avons toutes en nous
la géographie le rappel
de nos éclats éloignés
nous savons les éclats qui
manquent à nos éclats
sans les connaître
nous grimpons des escaliers
avec des trinités d’éclats
qui nous manquent
à l’infini.
 
La guerre a ses raisons
la lutte a ses raisons
l’indépendance a ses raisons
toutes ces raisons portent leur part
d’ombre d’injustice
écrire c’est entendre l’appel des enfants
de la terre éclatée
des enfants éclatés de la terre
écrire c’est avoir peur
de ne pas être à l’endroit juste
avoir peur
de débusquer et de ne pas débusquer
l’ombre et l’injustice
écrire c’est
prendre le risque de ne pas être
à l’endroit juste.

Car il faut rendre à la terre
à ta mémoire
à tes prénoms
à mes langues
à nos éloignements
à nos arrachements
à nos oublis
à nos lâchetés
à la géopolitique
aux frontières
au temps
à la verticalité
aux ascendants
et aux descendants
aux nœuds
et aux transmissions avortées
leur part organique
quelque chose
de la justice et de la justesse.



Samira Negrouche
Cassis, le 15 janvier 2023

* * *

 

Chère Samira,

Tu m’écris « quelque chose nous est dit par toi.»
Ceci m’enchante, mais aussi m’assoiffe, me fait comprendre jusqu’à quel point
je suis éloignée de la source, ne pouvant même pas entendre
ce qui vous est dit par moi. Je ne suis pas de l’intérieur, même si
« le chemin de la source est venu à moi


Qui suis-je ?

Il y a des jours où il me semble que je ne suis qu’une
f i c t i o n.

Une Juive Algérienne ?
On ne connait pas…

Et pourtant me voilà et je n’ai pas l’intention de lâcher cette identité qui m’a été volée,

Ce sont les voix de mes ancêtres, je crois, qui te parlent, que tu entends quand je parle,
et que tu appelles ma parole verticale. Quand je parle avec toi, cette verticalité est remplacée par une horizontalité – mes ancêtres et moi, nous nous réjouissons de la famille élargie qu’on ne pouvait plus avoir, faire ou être. Ces mères (de terre) disparues sont à mes côtés, et je suis des leurs, leurs voix qui parlent en moi, s’évanouissent, s’envolent, jusqu’à ce que les voix qui ne t’ont pas été transmises,
m’appellent par mon nom
Aïsha, et
m’éveillent.

Si ce monde juif musulman n’existait vraiment pas, tu ne serais point capable de m’ouvrir la porte qui y mène. Pour entrer dans ce monde qu’on nous dit inexistant, il faut croire en son existence.
Pour qu’il existe, il faut être au moins deux pour y croire. N’est-ce pas pour cela que nous tenons tellement à cet échange ? Ce n’est que lorsqu’on y croit toute seule qu
’on est dans la fiction.

Je tiens à ce que ce monde juif musulman ne soit pas fiction pour mes petits-enfants.
C’est pour cela que je me suis mise à écrire pour elles une fiction, une histoire qui serait un jour
un livre pour enfants. Cette histoire est faite de la vie d’une communauté d’orfèvres et de fileuses d’or
qui vivait dans les années 1920 à Fès. En faisant la recherche, je me suis attachée aux cinq filles, de l’âge de mes petites filles, couvertes des bijoux merveilleux, que mes ancêtres, des Juifs maghrébins, faisaient.

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J’ai rencontré ces filles dans des photos en noir et blanc, prises par un photographe
qui était un des colonisateurs français, faisant partie du dit « protectorat.»  Il était chargé d’une mission de documentation iconographique de nos ancêtres et de leur culture matérielle.

Les Français ont soigneusement surveillé ce qu’ils ont détruit.

J’ai donné à ces cinq filles dont l’image m’est devenue familière, les noms de mes ancêtres femmes, noms qui m’étaient complètement inconnus il n’y a pas longtemps :
Rachel, Fortunée, Aïcha, Camille et Semha.

Je ne pouvais plus regarder ces filles uniquement comme porteuses de ces bijoux,
devant les montrer à la caméra tenue dans les mains de ce photographe colonial, Monsieur Jean Besancenot, qui les décrit comme étant
« aimablement consentantes. »

Rejetant sa perspective, je les ai donc inventées comme des filles d’orfèvres et de fileuses d’or
qui ont produit ces bijoux, et qui dans les années 1920 s’opposaient à l’introduction d’une machine
qui produit le fil d’or à grande vitesse, sachant qu’elle allait détruire leur monde artisanal,
et son caractère juif musulman

Sept cents adultes et enfants vivaient de leur métier et tenaient à la cultivation et à la transmission de ces savoirs ancestraux, craignaient qu’une telle machine n’aille reléguer leur travail manuel au musée, ne les laisse dépourvus de travail et de communauté.

Ils, elles ne voulaient pas devenir de la main d’œuvre sans protection aucune, facile à exploiter dans les usines de leurs colonisateurs. Ils, elles se sont rassemblées, ont commencé à se révolter, à prier, à agir. Ils, elles ont fait appel au rabbin qui, lui, a fait appel au sultan, qui finalement a donné un ordre :
détruisez la machine sans délai.

J’ai reçu ta lettre juste après avoir fini la lecture de leur histoire à ma petite-fille. J’étais encore un peu bouleversée par sa remarque.
En confidence, elle m’avait dit :
« ce n’est pas possible que tu aies inventé cette histoire ! »
C’était comme si elle me disait : ceci n’est pas une fiction.
« On peut inventer des histoires sur des chevaux, m’a-t-elle dit, mais pas sur ces filles. »

J’ai essayé de lui expliquer que la grève, par exemple, était une histoire vraie mais que l’histoire de l’amitié entre les filles, leur vie au mellah, le mécontentement de leurs parents par rapport aux visites régulières du photographe, toute ceci venait de mon imagination, de questions que je me suis posée en regardant les photos.

Elle connaissait déjà quelques-unes de ces photos que j’avais imprimées pour elle auparavant,
lorsque je suis rentrée du Maroc et que j’avais rapporté pour elle et ses cousines des robes brodées de fil d’or, fait à la machine, hélas.

En essayant de comprendre sa résistance au caractère fictionnel de cette histoire vraie, je lui ai raconté mon procédé du travail, comment je regarde les photos tout en refusant de m’arrêter à ce qui m’est donné à voir. Après quelques va-et-vient, j’ai renoncé à ma position car non seulement elle avait raison - en fait je n’ai rien inventé, plutôt mis en mots un monde que j’ai peut-être réussi à ne pas négliger, comme faisait le photographe, pour qui ces filles et leurs mères ne faisaient pas partie d’un monde mais étaient plutôt des objets de ses images, ou tout simplement des images.

La familiarité de ma petite-fille avec ces filles
à travers leurs photos, que l’on a plusieurs fois regardées ensemble,
avec les histoires que je lui ai racontées sur les bijoutiers juifs du Maghreb,
ont fait que, pour elle, ces filles
n’étaient jamais seulement des images
mais plutôt les enfants de ces parents bijoutiers.

L’histoire pour enfants que j’ai écrite a tout simplement ajouté un épisode
concernant les efforts de leurs parents pour protéger leur monde, pour résister à sa disparition.
Mais ce monde lui-même, bien qu’il ne soit plus le mien ni le sien,
ne pouvait guère être une fiction.

Je connais ces filles, m’a-t-elle encore dit, je les ai vues sur les photos.

Toutes les deux - elle et moi, toi et moi - on sait que je n’ai rien inventé, seulement refusé
d’être la seule à croire qu’on peut encore habiter ce monde.

C’est ce refus de continuer à ne pas transmettre
« ce qui ne nous a pas été transmis. »


Ariella Aïsha Azoulay

Janvier 2023

* * *

Devenir un centre flexible

 

מאזינה

Ce mot, je l’ai dessiné dans mon carnet, je n’ai pas su le prononcer, je n’ai pas pu trouver en ligne un robot qui me le prononce, je ne veux pas trouver le robot qui le prononcera. Des mots comme celui-ci ont été prononcés sous la place des martyrs avant qu’elle ne devienne place du gouvernement. Des mots ont été prononcés dans une urbanité où on n’aurait pas dit tes ancêtres et les miens car il s’agit des mêmes, les tiens et les miens prononçant des mots familiers pour tous.

מאזינה

Internet me dit que c’est l’écoute, je sais ton écoute totale, j’attendrai le moment où tu prononceras ce mot devant Jamaa Lejdid à la fin de l’appel à la prière, les mouettes feront la ponctuation, les pêcheurs seront témoins, eux dont les gestes traversent les temps. Mains de pêcheurs, mains de cueilleurs, mains d’orfèvres, la mémoire musculaire n’a pas à plonger si loin, elle a juste à dépoussiérer sa peur, cette couche de vernis qui ne cache rien véritablement, cette couche que personne n’ignore véritablement.

מאזינה

J’écoute, des mots survivent aux mots qu’on n’entend plus. Moi aussi, je n’oublie rien. Je n’oublie rien et j’entends de ces temps pas si lointains l’appel d’entendre l’appel qui viendra, les appels qui viendront nombreux rappeler les mots qui se posaient sur les mots sous le vernis sous la poussière.

מאזינה

Je parlais des voix verticales de tes ancêtres, c’est-à-dire les miens. Comme jaillies d’un puits, ces voix remontent à la surface, percent les abîmes, les récits linéaires, les couches de sédiments, les poussières et les vernis. Comme toi, j’installe les voix à mes côtés. À table, l’horizon et le ciel réenchantent la place des martyrs, les récits prennent place autour de la table, on reconnaît les chants ensevelis et on rassemble la famille, on ramène les débris au centre.

Je t’appelle Aïsha et je t’appelle Ariella car tes deux prénoms sont aussi mon histoire, le prolongement de mon Algérie. Un débris de moi a été enraciné de force dans la terre de Palestine après avoir été déraciné de notre terre. Tu me dis ce double mouvement de force, le déracinement qui perpétue le déracinement. Je t’entends et cela m’aide à penser nos autres déracinements intérieurs. Au moment où je t’écris, la terre sainte continue de faire exploser ses enfants, continue d’arracher des enfants et d’enraciner des enfants, de force. J’entends ce que tu me dis et je comprends ta complexité comme une continuité de la mienne.

Je sais que tu écoutes. Je sais qu’en inventant, tu n’inventes rien car tu lis à travers les images et les cartes, à travers les trous semés de l’Histoire. Ta petite-fille sait que tu n’inventes pas tout à fait et je sais ton récit plausible car ta recherche est juste, ta recherche est sincère. Ces filles de Fès, je les connais, il y a parmi elles une Rachel que je connais. Je connais les sœurs de Rachel qui ont grandi comme elle dans la Medina de Fès, je connais les petites-filles des sœurs de Fès. Toutes sont des sœurs, une de mes sœurs s’est éteinte avec les bougies de Hanouka et, avec les autres sœurs, j’ai enterré notre sœur. Avec elles, j’ai entendu une langue commune, j’ai écouté les prières, les témoignages et les rires, le chant familier des voix qui relie. Qui relie à jamais.  

Un monde a existé, tu ne l’as pas inventé, ce monde nous revient par appels, il se rappelle à nous dans des ailleurs qui nous rappellent que notre lien n’est pas rien, qu’il faut rassembler la famille autour de la table, ne serait-ce que pour des funérailles qui soient dignes de nos liens, ne serait-ce que pour entamer le deuil de ce qui ne nous a pas été transmis, pour laisser les vivants reprendre leur vie. Il faut reconnaître que l’histoire n’a pas été inventée et, si un monde doit disparaître, il faut commencer par lui donner chair et fin, imaginaire et vie. Avant de le condamner à disparaître, assumer sa disparition.

Je ne m’égare pas Aïsha, je t’ai promis de ne pas me défiler car cette chose entre nos mains, entre nos mots, est bien trop précieuse, bien trop sérieuse.

On ne peut vivre si on ne reconnaît pas amplement les sédiments du passé, couche après couche. La place du gouvernement fait partie de mon histoire comme le démembrement de la Casbah et la place des martyrs. Les départs et les non-retours font partie de mon histoire, les assassinats font partie de mon histoire, les omissions et les silences font partie de mon histoire.

Si je te parle des Algériens du dedans, ce n’est pas pour exclure les Algériens du dehors. J’invite tous les Algériens, où qu’ils se trouvent, à aller chercher partout la joie et la sérénité et, si cela leur est nécessaire, si nous regarder est bien trop douloureux, qu’ils nous tournent le dos même si cela signifie ne jamais revenir, même si cela signifie laisser les maisons et les cimetières à l’abandon.

Si je parle des Algériens du dedans, c’est pour te dire à quel point ces sédiments nous habitent, à quel point nous savons toutes et tous le poids de ces sédiments, de vos absences, de vos départs, de vos non-retours.

Les juifs d’Algérie ont été sacrifiés, ils sont partis et ont sans aucun doute été poussés au départ. Avec eux, d’autres sont partis parce que notre terre était trop meurtrie, trop douloureuse. Après eux, d’autres sont partis parce que notre terre était trop injuste, a porté trop de déceptions, trop de déchirements. Ceux qui sont partis n’ont pas été retenus.

מאזינה

Je sais que tu écoutes, tu sais le retour lié à la question du départ. Dénouer le départ est la condition première à penser le retour. Dénouer les spasmes de la terre et des vivants sur la terre est la condition première pour penser le retour.
Tous ont dû s’éclipser et prétendre qu’ils n’appartenaient plus à cette terre, qu’ils pouvaient lui tourner le dos, ne rien en dire à leurs enfants. Beaucoup ont dû vivre la lumière d’Oran, d’Alger ou de Constantine dans les tréfonds leur âme, ils ont parfois accroché un panorama quelque part, pensé que le destin est plus fort que tout, que la grande Histoire est plus forte que tout. Mais les enfants reviennent, les enfants entendent l’appel et reviennent à la terre. Différemment, ils reviennent. Certains nous aiment, d’autres nous plaignent ou nous piétinent.
Beaucoup se souviennent de nous - nous qui sommes autre chose que le nous de leurs souvenirs, de leurs imaginaires - avec amour et compassion. Beaucoup se souviennent du nous de leurs souvenirs avec rage et déception.

Nous qui ne savons pas tout mais qui sentons, qui cédons sous ces strates, devons beaucoup porter de ce que la terre nous raconte, de ce que les ruines des maisons et des cimetières abandonnés nous racontent. Nous qui ne savons rien accueillons parfois des cercueils et des revenants. Nous ne savons pas toujours les accueillir mais nous les accueillons.

Je le vois ce mouvement dont tu parles, je l’ai toujours vu, le mouvement de ceux qui ne peuvent pas rentrer, qui ne peuvent que partir en sens inverse. Ceux qui ont gardé en eux le sentiment que ce qui fut leur maison pendant des siècles n’était pas leur maison, ceux qui ont été répudiés et bannis, ceux à qui on a demandé de s’éclipser et de laisser le reste de la fratrie panser seule ses blessures.

Nous pouvons prétendre les uns et les autres que ce monde n’existe plus mais ce monde a existé et il existera après le départ du dernier juif d’Algérie. Ce monde juif-musulman mais aussi ce monde européen sur notre terre existeront car on n’efface pas ainsi le souffle et les pas des femmes et des hommes sur la terre.

À quel moment décide-t-on qu’un monde n’existe plus ? Jusqu’à quand attendre la mort des mémoires et des porteurs de mémoire ?

Les nations fantasmées n’ont pas de futur, les familles décapitées n’ont pas de futur.
Les arbres plantés sans amour ne fleurissent pas, les arbres déracinés n’oublient jamais leur terre-mère. Si tu tombes sur une terre, c’est le cordon qui se déplace de l’ombilic à la terre, de ta mère à ton autre mère.

Les systèmes, tous les systèmes écrasent l’individu et les mouvements profonds des sociétés,
Il faut dissoudre les systèmes et créer une entité de vivre-ensemble dans laquelle nous deviendrons un centre flexible.
Seulement ainsi, nous pourrons tenir debout sur le tronc, tendre la main à qui frappera à la porte et enfin refaire la photo de famille. À l’infini, rassembler la famille.

Notre peuple a beaucoup souffert, il faut l’approcher avec soin mais notre peuple est encore beau pour qui sait le voir, notre peuple est courageux. Tôt ou tard, il sera à la hauteur de son destin, je n’en doute pas. Tôt ou tard, il ouvrira les portes à qui le mérite et à qui ne le mérite pas car il n’aura plus peur, il sera solide sur ses jambes. Il n’aura plus peur qu’on profane nos morts ou qu’on piétine nos blessures.

Tu me parles des juifs, certains penseront que tu ramènes la couverture à toi, que je me laisse entraîner vers un détail de l’histoire perdue au lieu de me concentrer sur les failles du présent. Avec toi, je réponds qu’on ne tire la couverture vers personne, que transmettre à ta petite-fille ce qui ne nous a pas été transmis c’est aussi rendre à toutes les petites-filles d’Algérie la profondeur de leurs ancêtres, leur subtilité, leurs liens, leur être à la terre et au monde.

Aïsha, tu me rappelles que nous n’avons rien choisi, nous n’avons pas choisi la séparation mais nous l’avons reproduite. Il est temps pour nous de dessiner nos propres cartographies, de redessiner nos liens. Tu sais que je te tendrai la main pour revenir à la maison, tu sais que nous serons deux et trois et six et nombreuses et nombreux à descendre et à monter les escaliers avec toi à Oran, à la pêcherie d’Alger et ailleurs.
Tu ne dois pas douter que nos âmes algériennes savent que tu n’es pas une fiction, que ta place à table et sur la photo de famille ne souffre aucun doute.
Mais Aïsha, sois patiente et pardonne-nous. J’ai le regret de te dire que nous n’avons pas encore édifié l’Algérie qui t’accueillera pleinement en son sein. Je peux aussi te dire qu’aussi ravagés et éclatés que nous puissions être, nous y travaillons, nous sommes nombreux à tomber et à nous relever, à y travailler, à la rêver.

Tu sais de quel effondrement nous sommes nées.
Nous devons sortir de l’effondrement, sortir de la guerre fratricide, ouvrir les portes, trouver la joie, sortir de la tragédie, édifier un centre flexible.
Encore nous relever, encore travailler, encore rêver.

מאזינה

Comme toi, je refuse d’ensevelir une part de moi-même.
Comme toi, je refuse de ne pas transmettre ce qui ne m’a pas été transmis.

Samira Negrouche
Cassis, le 30 janvier 202
3

* * *

Chère Samira,

Je rêve d’un jour trouver le couteau
déposé par mes ancêtres sous les nouveau-nés comme protection.

Je ne cherche pas
le couteau, mais un couteau semblable, comme le leur, qui aurait déjà apporté la félicité aux
enfants né.es en Algérie.
Connais-tu ce type de couteau ?
Et les mots qui sont invoqués avec ?
Ton corps, se rappelle-il encore de sa froideur ?

Pour moi, c’est une mémoire lue, une mémoire que j’aurais dû avoir mais n’ai pas.
Mes muscles et mes nerfs mémorisent aussi des choses que je n’étais pas consciente d’avoir vécu, et mon corps me surprend avec ces mémoires et je n’ai rien à faire
pour qu’elles prennent vie et oublient leur sommeil profond.

C’est surtout par les oreilles que je ressens cette sensation mémorielle.
Il suffit que j’entende la musicalité d’une des variantes des langues judéo-arabes
pour qu’elles en pleurent, émues des mémoires que je ne savais pas avoir.
Elles pleurent, bien évidemment, la perte - qui ne pleurerait pas ? Mais aussi de joie d’être à nouveau dans le familier. Mes oreilles laissent couler des larmes, des vraies larmes. Elles connaissent ces mélodies et arrivent à faire danser mon corps.

Il y a quand même ma bouche qui semble résister. Les muscles buccaux ne bougent pas,
paralysés, sourds à ce que mes oreilles ont enregistré.

Mais non, ce n’est pas ma bouche qui résiste, c’est l’empire qui s’accroche à ma bouche et ne la lâche pas. Ça heurte de ne pas pouvoir commander ces muscles, sentir ma bouche prisonnière, sans droits, privée de prononcer ce que mes oreilles, pourtant, se consolent d’entendre.

Mais ça peut encore être l’inverse. Que ma bouche soit paresseuse, qu’elle prenne son temps pour récupérer, pour désapprendre.

Il se peut aussi que mes ancêtres aient blessé mes oreilles et non pas ma bouche.
Qu’ils aient félicité mes oreilles, non pas d’un couteau sous la tête, mais plutôt du bout de leurs doigts, en pinçant le lobe de mes oreilles, comme on le voit dans les images anciennes,
pour que l’injonction
souviens-toi de la langue de tes ancêtres ne m’échappe pas, et que je la porte comme d’autres portent des boucles d’oreilles.

Il se peut que cela se soit produit pendant que je dormais. J’en suis sûre. Il me semble que je me rappelle avoir entendu des pas quand j’étais petite.

Mes oreilles se souviennent, non seulement de la langue de mes ancêtres, mais aussi des sourires de ces filles de Fès que je n’ai jamais rencontrées, sauf dans des images muettes. Toi, chère Samira, tu as eu le bonheur de les connaître.

Quand je t’avais raconté leur histoire, tu m’avais répondu comme ma petite-fille - que je n’ai pas rêvé, qu’elles ont existé et que tu connais leurs descendants.

Savais-tu que leurs parents ont fait la grève ? Qu’ils.elles n’ont pas eu peur ?
Tu m’as répondu que la mémoire musculaire ne disparaît pas, qu’elle doit être dépoussiérée. Est-ce que tu sais ce qui reste de la peur après qu’elle ait été dépoussiérée ?

Je me demande où a disparu la mienne ? Est-ce possible que je n’ai plus peur ?

Oui, car ma peur avait une identité nationale, elle était « israélienne. » Et maintenant que je suis Algérienne, Palestinienne, Andalousienne, Oranaise, une Juive Musulmane, elle a disparu.

Elle ne peut pas me faire peur cette peur. C’est justement en la refusant que je pouvais me rappeler que j’étais une Juive Musulmane, et le crier à voix haute, Juive Musulmane, et voir mon existence refoulée dans la mémoire fracassée de l’Algérie.

Si je te parle parfois des Juifs, je néglige de répéter que ce sont des Juifs Musulmans dont je parle, ou des Musulmans Juifs. S’il peut sembler à quelqu’un que je tire la couverture à moi — aux Juif.ves — ça ne peut être que dans des yeux formés à ne pas nous voir sous cette couverture, à ne pas se rappeler qu’auparavant la couverture était faite de tas de couleurs et de fils différents de manière à ce que personne ne puisse projeter sur une telle couverture l’image d’une vie à deux, où il n’y aurait que deux paires des mains qui tirent, de deux côtés, opposés.

Les langues judéo-arabes en témoignent. Ce n’est pas pour l’hébreu inventé par les sionistes qu’il faut faire de la place sous la couverture, elle n’existait pas dans la bouche de mes ancêtres, pas plus que dans les oreilles des tiens, mais plutôt pour les judéo-arabes (il y en avait plusieurs) qui incluaient les mots et les caractères hébraïques, que vous avez cessé de comprendre, puisque vous avez cessé de l’entendre, puisque nous, nous sommes parti.es.

Maintenant qu’on parle des langues judéo-arabes
comme des langues perdues par les Juif.ves,
pourquoi ne dit-on pas qu’elles furent aussi perdues
pour les Musulmans ?
N’étaient-elles pas aussi des langues arabes ?  

Peut-être ma bouche n’est-elle pas paresseuse, mais plutôt têtue, rebelle ; peut-être refuse-t-elle de parler une de ces variantes, parce qu’entourée d'oreilles qui n’ont pas été pincées par les doigts des ancêtres ni soumises à l’injonction « souvenez-vous de nous. »

On se verra, inshallah, cet été, sur la terre de nos ancêtres, et on va écouter ensemble,
נאזין
la danse des muscles du judéo-arabe.

Ariella Aïsha Azoulay

Février 2023


 

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