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LA CÉCITÉ DES RIVIÈRES

Stacy Hardy 


Ils marchent en file indienne. Celui de derrière tient l’épaule de celui de devant. Chacun est le maillon d’une chaîne. Ils se déplacent lentement. Pas facile d’avancer. Ils trébuchent, ils repartent. Il faut du temps pour trouver le rythme, une même allure pour celui de devant et celui qui suit. Ils font quelques pas. Frémissent. La plus petite pause, la moindre halte peut entraîner un bouleversement, une saccade dans le mouvement, une brisure dans le rythme. Ça se propage dans toute la file et il faut tout recommencer. Un pas puis un autre et le suivant, construire le rythme. L’augmenter, l’accroître. Vers midi, ils sont presque synchronisés. Ils vont vite à présent. Comme un animal disparu, lourd et impossible à arrêter, traversant la brousse en dévastant tout sur son passage. 
C’est celui de devant qui mène. Il se protège le visage de la main droite, les yeux, instinctivement, même s’il n’en a plus l’usage. Il tient un bâton dans la main gauche. Un bâton tordu et noueux, une branche ramassée au bord du chemin. Avec, il tapote devant lui. De temps à autre, il l’agite ; il sent, il sonde. D’autres fois, il s’en sert comme d’une faux ou d’une scie. Il fauche, dégage le chemin. Pas facile d’avancer. Quand le soir approche, les broussailles sont épaisses, les arbres deviennent nœuds et racines, des collets de ronce prennent les orteils au piège. Les branches s’entrelacent en filets, en chausse-trapes. Les lianes sont échafauds. Les amas de feuilles, bûchers. La brousse, l’ennemi. Elle les attend droit devant, tapie. La brousse est partout. Elle les encercle, elle est à gauche, à droite. Par endroits, les arbres sont grands et pourtant elle les dépasse. La brousse est vivante. Ils l’entendent, les bruissements, les craquements, les mouvements. Le son se déplace, se perd, rebondit sur les troncs, se tord et disparaît d’un coup. Des tiges de bambou leur fouettent le visage. Ils les écartent. En dépit des joues en sang et des chevilles foulées, ils continuent. Ils n’ont pas le choix. Il n’y a nulle part où s’arrêter, aucune clairière n’est assez grande. 
Un kilomètre peut prendre des jours, des semaines. Cela ne fait aucune différence ; ils n’ont plus aucune notion du temps. Ils ont abandonné leurs noms depuis longtemps, s’en sont débarrassé comme de toutes les autres choses perdues en cours de route, les bagages et les vêtements superflus, la nourriture avariée qu’il a fallu jeter au bout d’une semaine, les retardataires, ceux qui ne pouvaient plus suivre ou qui, pour une raison ou pour une autre, ont dû rebrousser chemin. Ils sont de moins en moins nombreux. 
Au début, ils sont onze. Ils avancent lentement. Ne cessent de s’arrêter, de repartir. La fille qui trébuche et tombe tout le temps ne tient pas sur ses pieds. Au début, elle est Numéro Huit, mais plus ils avancent, plus elle recule. Numéro Neuf puis Numéro Dix. Cela ne change rien, où qu’ils la placent, elle glisse, dérape, chancèle. Elle ne sait pas pourquoi. Quand elle incline la tête, c’est le monde entier qui bascule, à gauche ou à droite. Elle dit que c’est comme si, en perdant la vue, elle avait perdu l’équilibre. 
Numéro Sept grommelle, c’est complètement absurde, tout le monde sait bien que l’équilibre est contrôlé par les oreilles, pas par les yeux. Elle penche la tête, aucune réponse. Elle essaie encore. De Numéro Huit à Numéro Dix, et jusqu’à Numéro Onze, tout au bout, et puis un jour, elle disparaît. Personne ne se l’explique. Numéro Dix ne comprend pas. Ses mains cherchent dans le vide, elle était là. Juste là ! Difficile à percevoir, son contact était si léger, la main sur son épaule, toujours en train de tomber, de lâcher prise, de s’arrêter et de repartir. D’une manière ou d’une autre, il a perdu le fil. 
Ils se regroupent au bord de la rivière et l’appellent. Ils crient et attendent l’écho. Il leur revient au-dessus de l’eau, doux et creux, triste d’une certaine façon. Quelqu’un dit qu’elle est peut-être simplement à la traîne ; peut-être qu’elle a besoin d’un peu de temps. Ils attendent que le soleil soit sur leur visage. Ils attendent qu’il soit tout à fait au-dessus, haut dans le ciel. Ils attendent jusqu’au soir. Ils attendent jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus attendre. Ils perdent un temps précieux. Ils repartent, en faisant plus attention. Chacun s’accroche à celui de devant, les mains nouées en poings fermés, les doigts glissés dans les boutonnières et les boucles de ceinture, s’agrippant à tout ce qui est agrippable. 
À l’aube, ils se comptent. Dix. Ils se mettent en ligne. Se touchent le visage les uns les autres, comme des fourmis qui se croisent sur un chemin, leurs doigts sont des antennes qui caressent les joues et se glissent dans les oreilles. Le soleil se lève lentement. Ses rayons chauds leur lavent la peau. Ils se blottissent. Dorment les uns contre les autres, serrés en dépit de la chaleur, des piles de membres, des jambes entrelacées, entortillées. Leur sommeil est nerveux, le bruit de leur respiration irrégulier, erratique. Ils ne pleurent plus, les larmes sont le luxe des voyants, une performance émotionnelle, un moyen de communiquer une douleur ou une peine, ce qui dans leur monde n’a aucun sens. Au lieu de cela, ils gémissent. Ils font appel à tout un tas de grognements et de soupirs qu’ils vont puiser dans les tréfonds de leur ventre. Ils font des bruits dont ils ne se seraient jamais crus capables. Des sanglots secs hoquetés par la bouche, des inspirations chaudes transformées en grondements flegmatiques, des expirations graves devenues de puissants gémissements. Ils soupirent de souffrance, parce que les courants de la rivière sont froids à leur geler la langue, parce que la chaleur de midi brûle. 
Ils soupirent dès le réveil. Ils ont mal partout, dans tout le corps. Ils ont les jambes raides, creusées, l’estomac qui gronde. Pas grand-chose pour le petit-déjeuner, quelques restes, la ration quotidienne. Tout le monde se méfie. Numéro Un a eu plus que Numéro Cinq. Numéro Quatre stocke. Toujours les mêmes boules de riz gluant et toujours les mêmes grosses mouches qui leur recouvrent le visage, toujours la même poignée de pois secs et de noix qui collent aux dents. Et toujours, ils se bagarrent, ils se disputent, ils crachent. Il n’y en a jamais assez. Ils restent assis pour se lécher les doigts en chassant avec leur main libre les grosses mouches de leurs yeux. 
C’est tellement long pour se mettre en route. Pour retrouver leurs affaires. Leurs besaces et leurs sacs à dos, il manque une chaussure, elle est perdue ou elle a été balancée dans la nuit. Ils tâtonnent à quatre pattes, se relèvent en soupirant et leurs os craquent, en cherchant à s’orienter, ils vacillent. Ils font une ligne et se mettent à leur place. De Numéro Un à Numéro Dix. Là encore, la progression est lente. Il y en a toujours un qui se sent mal, qui tangue, qui tousse. Le vieil homme qui tombe soudain malade. Il ne tombe pas, mais un jour, il s’assoit et refuse de repartir. Il met ses mains sur les genoux et garde la tête baissée. Il leur fait signe de partir, allez-y sans moi, je ne fais que vous ralentir. Sa voix est si fatiguée, si pesante que personne n’ose contester. Ils font comme il a dit. Ils s’en vont. Ils s’en vont en silence. Ils se tiennent par le bras. De Numéro Un à Numéro Neuf. Ils forment une ligne. Ils titubent mais rétablissent le rythme. Pendant un temps, c’est facile d’avancer, la jungle a laissé place à une étendue sableuse. Le sable est dur. Leurs pas battent la mesure. 
De Numéro Un à Numéro Neuf, et puis Numéro Huit, l’homme qui change soudain d’avis. Il demande brusquement à s’arrêter. Mais c’est de la folie ! dit-il. Regardez-nous. Ils courbent la tête. Ils ne regardent pas parce qu’ils ne peuvent pas regarder. La plupart d’entre eux ont renoncé à l’idée même d’apparence. Ils ont laissé leur barbe pousser, leurs cheveux s’emmêler. Ils sont là, gelés, emmitouflés dans des haillons, voûtés, oscillant comme ivres, les pieds dans la terre, soudain conscients de leur abjection. Quelle honte ! Elle monte et monte jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’y oppose, la repousse. Numéro Six : et bien va-t’en, si tu as une meilleure idée! 
C’est ce qu’il fait. Le huitième. C’est tout un spectacle, un événement auditif, il cherche ses affaires, soupire, se hisse, et soudain c’est le silence. Ils peuvent l’entendre, il est là, il respire. Ils l’entendent attendre. Peut-être que certains d’entre eux le pensent aussi, oui, il a raison, c’est de la folie! Mais personne ne le suit. Ils restent immobiles. Ils attendent de l’entendre partir, jusqu’à ce que le craquement de ses pieds soit devenu un murmure, qu’il se mêle aux milliers de murmures qui emplissent la nuit : les arbres et les animaux, les oiseaux et les insectes, les voix étouffées qu’ils jurent entendre, parfois si clairement qu’ils en sont pétrifiés. Des voix arrêtent net toute la file. L’un rentre dans l’autre, un troisième est tiré en arrière d’un coup sec par une main gelée sur son épaule. Écoute, chuchotent-ils. Ils tapotent sur l’épaule de celui de devant. Le tapotement descend le long de la file tel un serpent ou une vague. Il ondule. Il froufroute et s’arrête une fois arrivé tout devant, arrivé au meneur, Numéro Un, qui doit l’interpréter et prendre une décision. 
Il écoute attentivement. Il est crucial de ne pas se tromper. Le bruit est peut-être celui de l’ennemi, l’ennemi qui tend un piège, l’ennemi sur le point d’attaquer. L’ennemi, ils ne l’ont pas vu mais ils savent qu’il est par là. Ils le savent parce qu’ils l’entendent parfois. Ils entendent les bombes, des explosions assourdies qui font trembler le sol, différents types de bombardements : la succession des tremblements, la pression de l’air. Des explosions après d’autres explosions, ce ne peut pas être le vent, c’est sûr que ce ne peut pas être que le vent. 
Ils le savent, parce que c’est à cause de l’ennemi qu’ils sont ici. Qu’ils sont en mouvement. Ils appellent cela avancer, mais en fait ils s’enfuient. L’ennemi les a forcés à fuir. Certains entendent encore des choses, des explosions dans leur tête, des balles qui fusent et l’odeur : le carbure, la poudre à canon, le chaume qui brûle. Certains disent que c’est l’ennemi qui les a rendus aveugles. Il y a des histoires, des rumeurs. On a retrouvé quelque chose qui flottait dans la rivière le matin, une chose sombre et boursouflée, visage blanchi, yeux écarquillés, bouche ouverte et gonflée d’eau. Un corps ramené par des pêcheurs sur la rive. Et puis un autre et encore un autre, se retournant lentement, visage en haut, visage en bas, visage en haut. 
Ils appellent cela la cécité des rivières. On reconnaît les yeux, ce regard vide, pâle et fantomatique, braqué vers l’avant ou parfois fixant des directions opposées, les paupières plissées. Voilé d’un film opaque. Un film développé, avec des taches noires, des moments de lumière et des points blancs éclatants là où des lésions ont brûlé la rétine. Cela se produit toujours très lentement. Ce n’est pas un foudroiement ou une affliction, ce n’est pas un fléau de Dieu. C’est plutôt quelque chose de plus insidieux, un halo qui démarre au bord extérieur de la vision, une chose flottante, une amibe qui soudain apparaît comme si une cellule s’était affranchie du programme, qu’elle enflait au centième de sa taille ; une chose invisible devenue tout à coup distincte. Comme en observant dans une boîte de Pétri : l’amibe ne cesse de se diviser. Elle se dédouble. Il y en a maintenant deux, puis quatre. La tache sombre grandit. Pas exactement noire, pas exactement la noirceur, trop de variations pour qu’on l’appelle obscurité, les yeux ne sont pas bandés, c’est trop perméable. C’est autre chose, quelque chose qui est toutes ces choses à la fois mais ne se réduit à aucune, quelque chose d’impossible, quelque chose d’irrépressible. 
Ils ne peuvent pas y échapper. Quel que soit l’endroit où ils regardent, la rivière est large comme un lac, une mer, une plaine. Elle consume leurs vies. Elle coule. Désormais, ils la suivent. Ils n’ont pas le choix. Une rivière est comme une route. Elle mène toujours quelque part, à un village, au village d’après. Ils en traversent des centaines, désertés comme des villes fantômes. Ou peut-être y a-t-il des gens, mais ils ne les voient pas. Peut-être sont-ils aveugles comme eux, cachés dans leur maison ou errant dans les ruines, la tête en arrière, la bouche ouverte sous les cieux à attendre une réponse de Dieu. 
Ils appellent, interpellent. Aucune réponse. Village après village, c’est toujours pareil. Parfois, ils pensent tourner en rond, qu’il n’y a plus rien après. Mais il y a toujours quelque chose, une ville, une autre ville. En s’approchant, ils entendent aboyer un chien, sentent dans l’air la fumée. Pas de revêtement dans les rues. Ils longent les toutes petites maisons et les cabanes, se faufilent lentement. De temps à autre, ils s’arrêtent, espérant trouver — quoi ? De la nourriture. Quelque chose oublié dans un vestibule ou sur une étagère. Un sac de riz ou de millet. Une patate douce, même flétrie. Plus même, la vraie récompense, une conserve qui a roulé dans un coin, des haricots blancs à la tomate, des sardines à l’huile ! Un signe de vie. 
Cela ne sert à rien. Ils arrivent trop tard. Tout a été brûlé ou pillé, les maisons sont dévorées de l’intérieur comme des coquilles vides. Les tôles d’aluminium claquent dans le vent, le plastique s’arrache des toits et en fouette les côtés, l’odeur persistante de fumée. La brise l’emporte et leur en souffle un peu dans le visage. 
Ils se déplacent la nuit parce que c’est plus sûr. Tout est sombre la nuit. La partie est plus équitable. Le paysage est rocheux et accidenté. Tout le monde trébuche et tombe, tout le monde est aveugle sous un voile de ténèbres. Ils se mettent en marche en début de soirée. Sentent l’obscurité tomber par le soudain changement dans l’air, l’affaissement quand le soleil est avalé par la nuit. Ils rassemblent leurs affaires en faisant un million de soupirs et de minuscules bruits de bouche quand ils prennent leurs sacs sur le dos, que leurs épaules se tassent. Ils se mettent en ligne. Prennent position, chacun à sa place exacte, derrière celui de devant et devant celui de derrière. Ils tâtonnent de la main, cherchent un visage familier. Ils tendent le bras pour former le serpent, chaque bras reposant sur l’épaule de celui de devant. Ils se mettent en marche. Le chancèlement habituel au moment de se mettre en mouvement. Le serpent glisse, hésite et puis se lance. Il prend de la vitesse. Numéro Un, Numéro Deux, Numéro Trois, Numéro Quatre, jusqu’à Numéro Huit. 
D’autres encore se perdent. Un soir, le couple n’est plus là, il a soudainement disparu. Ils ne s’en seraient peut-être pas aperçus, mais leurs affaires, on les a vidées, éparpillées, leurs sacs fouillés. Des choses manquent. Tellement de choses ! De la nourriture, des vêtements et des biens personnels, des choses qui ne peuvent avoir de sens que pour leurs propriétaires. Qui a besoin d’un vieux livre ? De la lettre d’un proche que plus personne ne peut lire ? D’une paire de lunettes de soleil ? Quelle bêtise ! Un reste de vanité, une petite suffisance vaine pour cacher des yeux d’aveugles à d’autres aveugles ? D’autres choses encore. 
Le couple. Où sont-ils ? Ils les appellent. Ils gardent espoir. Ils envisagent le meilleur cas de figure. C’est une blague, une farce. Le pire : une invasion ennemie, une brigade qui les traque dans la nuit. Peut-être que le couple a été surpris, s’est réveillé. Peut-être sont-ils étendus là, morts ou blessés, à leurs pieds, à peine hors de portée, à une centaine de mètres. Juste là mais incapables de se signaler. Ils fouillent l’endroit, cherchent des indices. À quatre pattes. Le sol est boueux, glissant de saleté et de merde. Ils tâtonnent. Font une liste. Des choses trouvées : des débris, des décombres, des sacs en plastique, des bouteilles. Des choses supposément manquantes ou perdues. Il y en a tant. Tant de personnes aussi. Les sons la nuit dans le village : les bruits de pas, des gens qui errent, qui tournent en rond, et puis les sanglots, des pleurs doux mais pénétrants qui retentissent dans la nuit. 
Ils hochent la tête. On ne peut rien y faire. Ils repartent. Ils attachent leurs affaires plus solidement sur leur dos. Ils se remettent en marche. Ils se déplacent très lentement maintenant. Ils voyagent le cœur lourd. Ils pensent au danger, à l’ennemi, ou pire encore, une pensée plus dangereuse, l’ennemi intérieur, dans leurs propres rangs, l’ennemi en eux-mêmes. Ils sont devenus silencieux, méfiants. Numéro Quatre accuse Numéro Trois. Numéro Cinq s’en prend à Numéro Six. Elle s’est mise à avoir l’impression qu’il regarde fixement l’arrière de sa tête. À un endroit engourdi et gonflé qui la gratte. Elle se passe sans cesse la main dans les cheveux. Elle a plus que tout envie de se retourner et de lui faire face. Mais pour dire quoi ? Son accusation est ridicule. Elle baisse la tête et continue à marcher, traînant les pieds dans la terre. D’autres hésitent. La désespérance s’est installée, un nœud dur dans leur gorge, qu’il faut avaler pour le faire descendre. 
Chaque jour, se relever comme d’entre les morts. C’est toujours pareil, se réveiller, cligner des yeux, ne pas y croire, essayer de s’en débarrasser, le repousser vers le haut ou vers le bas. Numéro Un est le premier à s’éveiller. Il ouvre les paupières et inspire profondément. Partout, le néant pâle et illimité, une brume infinie, comme si un faux pas l’avait entraîné sous un voile insondable. Le voile est une présence, une chose. Ce n’est pas une absence de vision, une impossibilité de voir, il n’offre pas d’apaisement de ce genre. Par sa nature même, il exige la participation du regardeur, il impose de chercher à voir, de forcer le regard. On ne peut pas s’en débarrasser, finir par le percer, peu importe le nombre de tentatives où il se passe la main sur les yeux comme pour le décrocher, ôter le bandeau. 
Le geste reste, il devient un petit tic, un réflexe nerveux qu’il refait toutes les trois minutes, s’arrêtant brièvement pour passer sa main. C’est impossible, la cécité tient bon. Elle a de petites griffes plantées dans les yeux. Elle est sournoise, se joue de lui, si bien qu’il pense parfois voir des choses — pense ou croit. Parfois, il les cherche. Il se concentre jusqu’à ce que l’obscurité devienne quelque chose d’autre, une forme vague, un point obscur plus clair, une forme fantôme qui se manifeste si l’on se concentre suffisamment. Parfois, il pense être encerclé. Des formes bougent tout autour de lui, créatures incompréhensibles qui émergent et disparaissent au bord de sa vision, si réelles qu’il pourrait les toucher. Ses mains se lèvent puis retombent. Il déglutit, pose sa respiration, se calme, replonge lentement dans l’obscurité, le monde disparaissant de nouveau dans le néant. Il marche les yeux enveloppés de brume, concentré sur la sensation d’avancer, ses jambes, ses bras, la main qui ne quitte jamais son épaule. 
À la fin de la nuit, ils arrivent au pont. La route a été particulièrement difficile. Les broussailles denses de tous côtés. Refusant d’être traversées. Ils luttent pour se frayer un chemin, ils coupent, ils arrachent. De tant couper, tant arracher, ils sont épuisés. Il faut que cela s’arrête, c’est sûr, que ce soit bientôt fini. C’est le cas. Ils sont à un seuil. Ils auraient pu tomber s’ils n’avaient pas eu le bâton, qui soudain flotte, suspendu, comme si le sol s’était dérobé. Ils entendent l’eau en contrebas, la rivière qui suit son cours ; un ravin profond. Numéro Trois est le premier à le dire, on est foutus, c’est impossible. 
Le pont de bois et de métal est l’un des projets d’infrastructure de l’ONU jamais achevés. Il a encore la structure de métal et les poutrelles transversales, mais la plupart des planches de bois sont pourries, et à certains endroits, tombées. Il n’y a pas de rambarde. L’avancée est lente. Il faut qu’ils voient le pont avec leurs pieds et leurs mains. Ils doivent l’échafauder dans leurs têtes avant de pouvoir le traverser ; le cadre métallique qui tient l’ensemble, puis les lattes. Numéro Un évalue chaque latte, chaque pas, derrière lui Numéro Deux puis Numéro Trois. Un râle, quelqu’un a du mal à respirer, ou alors c’est le doux grincement des charnières, des éléments trop souvent utilisés dans les mêmes gestes. Rien d’autre à faire que d’avancer. C’est comme dans cette blague : comment fait un aveugle pour conduire une voiture ? C’est Numéro Quatre qui y pense. Il s’en souvient tout à coup. Il ne sait pas pourquoi. Pourquoi maintenant, pourquoi à ce moment-là ? Il se souvient de la chute : une main sur le volant, une autre sur la route. Il se met à rire. La blague n’est pas drôle, il le sait bien, mais quoi qu’il en soit, il ne peut pas s’empêcher de rire. D’un rire qui ne s’étouffe pas, qui bouillonne au fond, finit par monter et exploser à la surface. 
Le son surprend Numéro Cinq. Elle commence à flageoler. Le monde autour d’elle se met à tourner, et l’espace d’un instant, elle perd pied, puis miraculeusement retrouve l’équilibre, miraculeusement, car ce n’est que dans la seconde d’imminence de la mort qu’elle se sent vivante, que soudain elle comprend la différence entre être aveugle et être morte, entre ténèbres et ténèbres éternelles. En un éclair, elle sait : elle ne veut pas mourir. Elle rassemble toute sa force. Elle parcourt son corps et retrouve ses pieds, elle tend le bras droit pour s’équilibrer. La sueur de son front lui coule dans les yeux. Elle ne fait rien pour l’empêcher. Elle se tient immobile, tout est en suspens, elle a peur ne serait-ce que de respirer. 
Puis cela arrive de l’arrière, quelqu’un appelle de tout derrière. Ça remonte le long de la file, circule et l’atteint. Elle entend son numéro, et tout à coup, ça recommence. Elle perd pied, mais cette fois, elle tombe. Personne ne comprend ce qui se passe. Ils ne peuvent pas voir mais ils sentent. Pendant un moment, tout est flou et brouillé, leur corps collectif se contracte comme s’il avait été touché par une électrode. Un long silence interminable et puis ils entendent le bruit. Impossible ! Si faible, si lointain, si morne après un tel suspense. Le bruit d’un caillou qui ricoche à la surface de l’eau. Une pierre qu’on a laissé tomber pour jauger la distance. Mais c’est bien elle, elle est tombée. 
Avancer encore, repartir, lentement, remettre les choses en place. Numéro Sept est maintenant Numéro Six. Numéro Six est Numéro Cinq. Numéro Cinq est Numéro Quatre. Les bras tendus, les mains à la lutte contre l’obscurité glauque qui couvre leurs visages, pour sentir, une main en trouve une autre, reconnaître au toucher, s’enlacer, les bras qui se lient pour reformer le corps unique. Il vaut mieux ne pas penser, ne pas essayer d’imaginer ce qu’il y a devant. Il vaut mieux simplement y aller. Le chemin va tout droit, puis sinue doucement en descendant. Ils continuent. Ils suivent le bruit de la rivière. Parfois, ce n’est plus qu’un gargouillis et puis ça reprend, ils se déplacent très vite maintenant, ils fusent. 
Ils sont dans une vallée, ou du moins c’est ce que s’imagine Numéro Un. Derrière ses yeux morts, il voit remonter le flanc des montagnes. Parfois, il pense qu’il est à l’intérieur de sa propre tête, que ses globes oculaires se sont retournés et que c’est le blanc des parois de son crâne qu’il voit, les replis continuels de matière grise. C’est toute sa vie qui est pliée à l’intérieur de lui, en suspens, attendant d’être reprise, comme si la cécité était temporaire, que tout cela n’était qu’un rêve. Il est à la maison, dans son lit. Il sent que l’air a changé. C’est bientôt l’aube, une aube sans lumière, une aube vide, une lueur terne et grise interminable qui appartient plus à la nuit qui survient qu’au jour qui débute. Le lourd silence qui tombe quand le soleil se lève. Le silence est comme l’obscurité, il recouvre tout. 
Ils se seraient précipités sur l’obstacle s’il n’y avait eu cette odeur montant devant eux, assez forte pour provoquer chez Numéro Un des haut-le-cœur. Il se fige et recule, c’est toute la file qui convulse, se ploie et se brise en son milieu. Il se tient absolument immobile avant de faire un pas. Ce n’est probablement rien, sûrement un chien crevé ou une carcasse d’animal, ils en ont croisé d’autres, ce qui frappe d’abord, avant le vacarme des oiseaux, c’est toujours l’odeur, mais jamais ils n’en ont senti une aussi fraîche. Il lutte contre son estomac, le refoule, titube. Il avance puis touche l’objet du pied. Il sent son poids, le plomb de la mort, la chose morte roule et retombe. Il peut le dire sans même se rapprocher. 
Qu’est-ce que c’est ? Une voix descend la file. Rien, un chien. Ils devraient l’enjamber et continuer, il le sait, mais quelque chose le retient. La chose morte a des mains qui s’agrippent, des bras qui le tirent vers le bas. La chose morte réclame son attention, et il finit par se pencher, il tend les doigts. Le visage est froid et rigide mais vivant, grouillant de mouches qui lui montent sur la main, dansent sur son visage. Il les fait partir. En dessous, la peau est déchirée, elle se détache, mais la structure osseuse est caractéristique. C’est Numéro Quatre. Le premier Numéro Quatre. L’homme qui est parti. Les mêmes yeux enfoncés, les grosses pommettes, mais là il sourit, un grand rictus, d’une oreille à l’autre, des gencives à nu écartelées en un large croissant de sourire, immense et stupide. 
Ça lui reste dans la tête pendant des jours. C’est perché sur ses épaules, dans le ciel. Il n’arrive pas à s’en défaire. Il ne cesse d’y revenir. Il se repasse le jour où Numéro Quatre est parti. Il se souvient avoir été content à ce moment-là ; avoir pensé, qu’il s’en aille. Il repense aux autres. Numéro Treize, avec ses petites mains hésitantes, la voix toujours vibrante de confusion. Numéro Dix, Numéro Cinq, Numéro Quatre, s’en s’arrêter, sans prendre la peine d’enterrer les cadavres. Et puis soudain, il ne veut plus être Numéro Un. Il veut changer de place. Il veut être Numéro Trois ou Numéro Quatre. Encore mieux, il veut aller tout au bout. Il veut simplement lâcher prise et disparaître dans la nuit. 
Une réorganisation. Ils répondent à son idée par le silence. Ils sont déjà en file. Chacun connaît sa place. Il a fallu tant de temps pour élaborer cette formation de base, pour qu’elle marche, que tous les bras soient liés, que les jambes se lèvent au bon rythme. La machine est en place. La colonie se déplace, une file de fourmis noires qui traverse le paysage. Pourquoi maintenant la changer ? Numéro Deux reste de glace. Qui mènerait ? Je n’arrive pas à distinguer ma gauche de ma droite. Ça bloque. Il finit par céder. Il n’a pas le choix. Ferme sur son épaule, la main de Numéro Deux le guide, familière. Tu vois, c’est facile. Sa bouche est proche de son oreille. Sa voix tranquille le traverse au milieu du corps, s’installe sur son estomac. 
Numéro Un marche hébété. Le paysage s’étale et s’étend. Conciliant, l’environnement s’adapte à son vide à lui. C’est devenu un désert. Dans la lumière de pierre blanche, leurs yeux sont presque transparents, des iris éclatés sous des paupières de papier. À mesure qu’ils avancent, la chaleur est de plus en plus suffocante. À midi, c’en est trop, même Numéro Un ne peut plus continuer. Il ordonne une halte. La file convulse tandis que l’ordre parcourt les rangs. La ligne se brise, un éclatement soudain, comme un objet qui se fracasse, une tasse ou une soucoupe, son contenu s’évapore. Ils s’effondrent sur le sol. S’assoient par terre sur leurs culs osseux. Ils ne parlent pas. Brûlants et brillants, ils s’essuient le visage du dos de la main, protègent du soleil leurs yeux morts, même si cela ne sert plus à rien, c’est trop tard, le mal est fait. 
Ils sont devenus nonchalants, négligents. Ils se déplacent le jour et dorment la nuit. Ils deviennent des enfants. Ils pensent que leur cécité est un bouclier, un voile qui les couvre et les protège. Ils pensent que ne pouvant voir, ils ne peuvent être vus. Ils se considèrent en quelque sorte comme intouchables. Ils avancent. Marchent comme des morts, laissent les lianes leur fouetter le visage et les branches déchirer leurs vêtements. Ils marchent à l’aveugle. D’une foi aveugle. Ont oublié l’ennemi quand celui-ci surgit finalement, une perturbation suffocante dans l’obscurité, des ailes qui vrombissent. 
Au départ, ils ont l’impression que c’est en eux-mêmes, profond, une vibration grave et régulière comme le bruit sourd d’une voiture qui passe, musique hurlante dans la nuit. Lentement, ça monte, emplit la terre d’un vrombissement assourdissant. C’est Numéro Trois qui est le premier à comprendre : un hélicoptère ! Il agite les mains en prononçant le mot. Un instant, les autres se figent. Ils ne semblent pas comprendre puis ils se mettent à courir, s’éparpillant à droite et à gauche. Il n’y a que Numéro Trois qui reste là. Il est médusé, emporté par la traction des pales, le tourbillon qui monte en spirale dans le ciel. Il se souvient des hélicoptères de l’ONU, de leurs fuselages blancs et longs. Il se dit, c’est ma chance, ma toute dernière chance. C’est maintenant ou jamais. Il lève les mains pour les saluer. Tout est redevenu calme, l’oiseau et les pales, les battements de son cœur dans sa poitrine et dans sa tête, et la rafale de balles. Ses genoux le lâchent mais son impression à lui, c’est qu’il se redresse, que les pales de l’hélicoptère lui fouettent le crâne. 
Ils sont trois désormais. C’est comme cela qu’ils ressortent de la jungle, titubant, égarés, boitant. Ils se retrouvent. Ils secouent la tête, abasourdis ; ils s’arrêtent, anesthésiés par le silence, et puis lentement, précautionneusement, ils repartent, cette fois une seule fourmi au lieu d’une armée. Il faut des yeux pour le voir. Un premier segment qui est la tête. Il dirige, noir et brillant, une antenne fine qui sonde et tapote, collecte les données, des yeux d’armure aveugle qui ne clignent jamais. Un deuxième segment qui pousse sur les jambes, des axes rachitiques qui serrent et agrippent. Un dernier segment, noir, le plus grand. Aveugle et muet, un poids mort qui traîne à l’arrière et les ralentit. 
Numéro Un et Numéro Deux en décident sans un mot. D’une certaine manière, ils savent, l’odeur est manifeste. Elle vient de lui, une puanteur de sueur, de vieille crasse et d’autre chose encore. Quoi ? Numéro Un et Numéro Deux pensent la même chose. Ils ont commencé à maintenir une distance. Ils savent que ce n’est qu’une question de temps. Chaque jour, Numéro Trois se laisse un peu plus distancer. Ils doivent s’arrêter et attendre. Chaque jour, l’écart entre eux grandit, se creuse. Numéro Un avec Numéro Deux sur ses talons, collée à lui comme une ombre, Numéro Trois qui traîne derrière. Toujours en train de les ralentir, de les rappeler en arrière. Ils l’ignorent. Cette nuit-là, ils dorment collés l’un à l’autre. Ils se lèvent tôt. Numéro Trois dort encore. Ils l’entendent respirer avec difficulté. Ils partent, en faisant attention à chaque pas. Ils posent le pied au bon endroit, en respirant le moins possible. 
Ils sont seuls tous les deux. Numéro Un et Numéro Deux, l’homme et la femme. La nuit est interminable, comme la montagne. Ils grimpent et grimpent, sondent le sol de la pointe du pied jusqu’à trouver des prises solides. Ils marchent très près l’un de l’autre, vacillant, glissant, luttant pour garder l’équilibre. Ils ne se séparent pas, jamais, même quand ils s’accrochent dans les ronces, mêmes quand ils trébuchent sur les cailloux instables. 
Donne-moi la main, dit-elle. Elle la tient, guide ses doigts. Les passe sur sa nuque, sur son visage. Elle le laisse toucher ses deux yeux. Elle les ferme et sent sa main sur ses paupières, un choc soudain comme de voir de nouveau, sentir ses yeux revivre. Son visage acquiert volume, forme, traits. Ses lèvres, chaque lèvre, les écartant, mettant ses doigts dedans, les attirant avec sa langue, les retenant dans sa bouche. Comme il l’explore, les trous et les fissures, des endroits dont elle ignorait l’existence. 
Ils sont proches du sommet maintenant. Le paysage n’est plus que rochers. Des surfaces lisses et glissantes interrompues par des falaises dentelées et des ravins. Numéro Deux s’accroche le pied, et avant que Numéro Un ne puisse la rattraper, elle chute. Elle se relève, se nettoie, assure que ce n’est rien, une blessure superficielle, c’est plus une gène qu’autre chose. Ils adaptent leur rythme à son boitement, la jambe blessée qu’elle traîne derrière elle et qui les ralentit. 
Le lendemain, elle est prise de fièvre. Elle se redresse tant bien que mal et puis s’effondre. Elle est trop fatiguée. La plaie est béante et gonflée, brûlante au toucher. Elle baisse la tête. Elle ne veut plus avancer. Elle s’assoit par terre. Elle le sent au-dessus d’elle, son ombre sur elle. Elle essaie de le repousser, mais il est trop fort. Leurs corps s’enlacent, luttent dans une étrange étreinte. Il la soulève si facilement, un sac de pommes de terre ! Il la berce, elle se tient à lui. Ses mains agrippent ses épaules, ses jambes enserrent son dos, elle pose son oreille contre sa poitrine et écoute les battements de son cœur. 
Les larmes le surprennent. Il ne pensait pas que ses yeux savaient encore pleurer. Il sent le sel qui monte dans sa gorge. Il déglutit fort mais ça ne descend pas. Sa langue est lourde, plus lourde qu’elle. Il la porte sur son épaule. Au début, c’est facile. Elle est légère en comparaison avec son poids à lui, le rocher dans son cœur. Il la balance d’avant en arrière. Il marche, s’arrête de temps à autre pour changer la charge de côté, changer d’épaule, passer de la gauche à la droite. Il finit par la porter recroquevillée dans ses bras. Sa tête vers le bas, le bras droit qui pend, traîne dans l’air, trace une piste. Il marche et puis s’arrête. Il sent qu’elle glisse, une relâche soudaine, un déséquilibre, il chancèle. Il tombe à genoux, à côté de son corps. Il s’allonge en regardant fixement vers le haut. Il respire. Il pense qu’il va se reposer un peu. Rien ne presse.

Traduit de l’anglais par Élisabeth Malaquais et Jean-Baptiste Naudy.

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