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DÉSAPPRENDRE LE PATRIMOINE

Ariella Aïsha Azoulay et Lotte Arndt

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Ces quinze dernières années, Ariella Aïsha Azoulay a développé une réflexion fondamentale sur les modes opératoires du pouvoir souverain, dans un premier temps en se focalisant sur la photographie et les conditions d’apparition et de monstration d’états d’exception (The Civil Contract of Photography, Zone Books 2008), puis sur les fondements épistémologiques qui permettent de "désapprendre l’impérialisme", pour ouvrir les perspectives d’une "histoire potentielle" (Potential History: Unlearning Imperialism, Verso, 2019). Ce dernier projet prête une attention particulière à la séparation des récits et des archives, des personnes et des objets, désormais gardés dans des collections en Occident et présentés dans des musées, et les analyse comme des outils de domination impériale.

Cet entretien avec la chercheuse et curatrice Lotte Arndt (Paris, Berlin) revient sur le projet d’une histoire potentielle par le désapprentissage de l’impérialisme comme horizon de la réflexion sur les langues, impériales et résistantes, dont traite également le nouveau livre d’Ariella Aïsha Azoulay,
La Résistance des bijoux, publié en mai 2023 par Ròt-Bò-Krik.

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Lotte Arndt: Ariella Aïsha, merci beaucoup pour cet échange à l’occasion de la sortie de ton premier ouvrage en français, La Résistance des bijoux, qui enracine davantage le projet fondamental déployé dans ton livre Potential History: Unlearning Imperialism dans ta trajectoire - le changement de lecture de ta propre histoire devenant la condition pour l’entreprise épistémologique majeure de "désapprendre l’impérialisme" que tu y développes, et inversement. J’aimerais revenir à ce livre fondamental, à sa démonstration des restructurations du temps et de l’espace qui accompagnent et rendent possible l’établissement d’un ordre politique reposant sur la dépossession, le morcellement des mondes, et l’extraction des sols et de ses habitant·e·s.
Le livre ouvre un champ très vaste, qui va de la conquête des Amériques depuis 1492, en passant par la place centrale que vient à occuper l’État nation dans l’ordre politique international avec son corollaire, le citoyen (qui y apparaît - au masculin - comme l’effet de ce que tu as appelé une souveraineté différentialiste), aux institutions culturelles qui l’accompagnent et le légitiment, tels que les archives et les musées, et aux modes de captation par l’image qu’opère la photographie.
La notion d’impérialisme est employée dans un sens beaucoup plus ample que celui d’une période historique déterminée. Pourrais-tu expliquer cet usage, crucial pour l’argumentaire du livre ?

Ariella Aïsha Azoulay: La violence impériale dépasse ce qu’elle cible, car elle s'opère par la substitution d’entités existantes - et plus largement de mondes - par d’autres. C’est pour cela qu’au lieu de parler de violence épistémique, je l’appelle violence onto-épistémique. Son programme est de détruire toute diversité qui ne correspond pas aux taxonomies impériales. L’ampleur de cette violence est énorme :  si je veux préciser que cette destruction se produit dans toutes les sphères - l’art, la religion, la politique ou d’autres -  je travaille déjà dans l'onto-épistémologie impériale, donc dans le prolongement de catégories produites par son action. Dans les sociétés détruites par l'impérialisme depuis 1492 que ce soit dans les Amériques, en Afrique ou ailleurs, la vie en commun ne s’organisait pas autour de ces divisions, et cette séparation entre les sphères d’activités dissociées n’allait nullement de soi. Si elle existe aujourd’hui partout, c’est un produit de la violence impériale.
Prenons deux exemples, l’un du livre Potential History, et l’autre de ma recherche sur l’intersection entre la colonisation française de l’Algérie et la colonisation sioniste de la Palestine, dont le livre publié par Ròt-Bò-Krik fait partie. Dans Potential History, je rejette la séparation entre les objets (gérés par les musées) et les gens (dont les mouvements sont contrôlés entre autres par le système des frontières) ; une séparation qui permet aux crimes impériaux de se reproduire par le biais des institutions et des technologies existantes et considérées comme légales et non-violentes. Cette séparation permet de dissocier la connexion entre les objets des peuples colonisés, pillés en masse et depuis des siècles, et les membres de ces peuples qui se présentent aux frontières des pays européens et sont considéré·e·s et traité·e·s comme "sans papiers" (undocumented). Séparer les gens et les objets empêche de comprendre que ce sont les mêmes pays euro-américains qui sont responsables du pillage, et gardent des centaines de milliers d’objets dans leurs musées comme s’ils leurs appartenaient, et qui ont également fabriqué le régime légal sous lequel les droits des gens sont attestés par des documents étatiques, "les papiers" et non pas conférés par la présence d’objets qui faisaient partie des mondes de leurs ancêtres. En rejetant cette séparation, je reconfigure les droits bafoués des colonisé.e.s en tant qu’ils résident dans les objets pillés. Plus généralement, il s’agit de ne pas penser les droits comme des entités uniquement textuelles mais comme inscrits dans l'environnement partagé avec d’autres. Ceci est nécessaire aussi pour comprendre que ce pillage n’est pas celui d'objets muséaux, mais celui des composants d’un monde dans lequel ils avaient plusieurs fonctions irréductibles à la séparation impériale entre les sphères juridique, religieuse, artistique et autre. C’est sur cette reconfiguration des droits que je base la réponse anti-coloniale aux questions de restitution, de la réparation des mondes et de l'imaginaire de l’abolition de l’infrastructure onto-épistémique impériale.
Le deuxième exemple concerne l’imposition impériale de l'irréversibilité de ce que cette violence a déclaré comme fait accompli. Je parle ici de la destruction du monde juif musulman en Algérie que la colonisation française a essayé de ruiner depuis ses débuts et que la technologie de la citoyenneté, qui prolonge l’arsenal colonial, a réussi à achever en 1962. Dans ce contexte, je parle aussi de la destruction de la Palestine par l’imposition d’un État souverain impérial - Israël. Sa pérennité repose sur ces mêmes technologies de citoyenneté impériale, faisant que des enfants juif·ve·s naissent dans la colonie avec une nationalité/identité programmée pour dénier l’existence de la Palestine, ainsi que l’existence centenaire d’un monde juif musulman. L'impérialisme, tel que je le décris, opère aussi par des technologies légères, des catégories, le droit, la division des humains et des objets, dont nous renforçons la violence en les utilisant nous-mêmes.

Musées

Lotte Arndt: Potential History est construit dans une double perspective : il se propose aussi bien d’analyser les modes opératoires de l’organisation impériale du monde, que de s’exercer au refus, au désengagement, au déplacement de positions, et aux potentialités qui peuvent en résulter. Tu regardes les opérations structurantes du pouvoir comme productrices d’une factualité dans laquelle les humain·e·s se retrouvent séparé·e·s des environnements qu’iels créent, régis par un droit abstrait qui confère une protection individuelle et une mobilité quasi sans bornes aux un·e·s, alors que les autres se trouvent dépossédé·e·s de droits, mais aussi de terres et de la possibilité d’entretenir des relations signifiantes dans des communautés constituées par des pratiques partagées. D’emblée, tu t’intéresses à la façon dont le régime impérial a créé citoyen.ne.s et sans papiers, et les a séparés de façon distincte des objets, soigneusement gardés dans les musées. Qu’opèrent ces institutions et l’attention qu’elles prêtent à ce que deviennent alors les "objets", entités matérielles ou enregistrements audio-visuels extraits des pratiques sociales auxquelles ils prenaient part ?

Ariella Aïsha Azoulay: Commençons par le refus. En tant que descendante d’une famille algérienne, je refuse d’accepter que le monde juif musulman – détruit à plusieurs reprises depuis l’expulsion des Juif·ve·s d’Espagne -  n’existe plus car quelques projets coloniaux ont réussi à faire en sorte qu’on ne puisse plus l’habiter : à travers le projet napoléonien de redéfinition du judaïsme ; à travers la colonisation de l’Algérie et l’imposition d’une opposition binaire entre l’Islam et l’Europe, comme si les Juif·ve·s ne s’y trouvaient pas ; par la destruction des corporations artisanales et des communautés autonomes juives qui vivaient en parenté avec les musulman.e.s ; par le biais du décret Crémieux et des accords d’Évian…
Dans les musées, cette destruction est matérialisée comme une réalité historique, basée sur le pillage massif des objets de nos ancêtres - juif·ve·s et musulman.e.s - qui se trouvent aujourd’hui dans des musées en France, en Angleterre, en Allemagne et ailleurs. Ces musées sont organisés en mondes séparés : d’un côté des musées d’art islamique, qui passent sous silence que cet art se produit dans un monde juif musulman, au sein duquel beaucoup d’artisans étaient des Juif·ve·s ; de l’autre côté des musées d’art juif. La taxonomie muséale n’est que la partie apparente d’un rouage beaucoup plus large.
Contre cette anti-cosmologie occidentale de la séparation entre les objets et les gens sur laquelle les musées impériaux sont basés et qui nous socialise à admirer les objets et à oublier la destruction des mondes dans lesquels ils ont été produits, j’insiste sur notre droit à habiter les ruines de ces mondes et à réveiller la mémoire musculaire héritée de nos ancêtres. Avant la colonisation de l'Algérie, qui a gouverné la population colonisée par le biais de technologies de séparations - entre religions, générations, groupes ethniques et genres - et de racialisation, les habitant·e·s ont été désigné·e·s par leurs occupations et professions. Ce n’est pas par hasard que les bijoutier·e·s juif·ve·s, qui étaient les gardien·ne·s d’une profession centrale dans la vie juive musulmane, n’aient plus eu le droit d’exister quand ils et elles furent obligé.e.s de quitter ce monde. La colonisation a annihilé la tradition ancestrale des bijoutier·e·s juif·ve·s, et les objets de leur fabrication ont été muséalisés. Je travaille à réveiller en moi-même cette mémoire musculaire, en reproduisant les bijoux et objets qu’ils et elles ont produits, des amulettes qui à leur tour peuvent être activées pour réveiller les objets captifs dans les musées français. Ce sont des gestes opérés pour permettre d’envisager ensemble la fin de ce monde impérial
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Patrimoine universalisé

Lotte Arndt: Ton analyse de l’établissement de principes de droit abstraits introduisant des standards généralisés d’exposition, du musée comme institution à vocation universelle, qui donne à voir tout, à tout le monde, résonne particulièrement fort dans le contexte français, où le républicanisme est bâti sur un universalisme supposément non-différentialiste, qui serait la base de l’égalité citoyenne. L’objectification de ce qui est contenu dans les collections, et l’établissement des musées comme institutions d’un art universel, font autant abstraction des contextes culturels particuliers que des formes souvent violentes d’appropriation de ces artefacts.
En tant que "patrimoine inaliénable", les collections muséales deviennent une composante du trésor national, et sont séparées de toute spécificité contextuelle et culturelle. En ce sens, le patrimoine fait partie des puissants outils de reclassification impériale, qu’il s’agit de désapprendre. Actuellement est discutée en France la rédaction d’une dite "loi cadre" permettant la sortie de restes humains et d’artefacts expropriés dans des contextes violents et conservés dans les collections nationales sur une base plus ample que celle d’une législation au cas par cas. Pourrait-elle ouvrir la possibilité de secouer le régime patrimonial
?

Ariella Aïsha Azoulay: Le régime impérial du patrimoine ne pourra être vraiment secoué que lorsque les principes autour desquels les technologies impériales sont organisées seront remplacés par des principes qui peuvent faciliter la réparation des mondes détruits, et non pas la conservation des acquisitions impériales. Je suis tout à fait en faveur de la restitution future de dizaines ou de centaines d’objets par la France et d’autres pays. Mais je ne considère pas que c’est notre rôle d’apprécier l’acrobatie légale que l'État impérial doit faire pour pouvoir se débarrasser de ses propres crimes, tout en refusant la plupart du temps de les reconnaître. Notre devoir est de défaire les technologies légales, muséales, militaires, archivistiques, séculaires, qui ont permis de commettre ces crimes et de continuer d’en commettre. L’ampleur des politiques impériales ne peut pas être réduite aux objets pillés mais doit prendre en compte les mondes détruits. Tant que les technologies, institutions et structures impériales seront organisées pour conserver ce qui a été pillé aux autres, mais aussi pour empêcher le rétablissement de cosmologies, cadences, croyances, et principes autres que ceux établis par l’ordre impérial, nous verrons la reproduction du système du capitalisme racial, de l'impérialisme brutal qui nous fait nous-mêmes opérer les technologies qui détruisent la planète et de nombreuses espèces. C’est pour ça que la grève est l’une des formes d’action - justement de non activité - la plus importante que nous ayons. Je parle de grève dans un sens plus large que les luttes pour les conditions de travail ou des salaires : la grève contre les technologies destructrices et meurtrières. Puisqu’elles ne peuvent pas fonctionner sans notre savoir, notre travail, notre imagination, et notre dévouement au bien-être du monde, on doit se rappeler qu’on a le pouvoir de les arrêter, de ne pas les alimenter avec notre travail, de saboter leur fonctionnement et de dire non. La mémoire des gens qui ont détruit les machines inventées contre eux a été enfouie et a disparu de nos répertoires de gestes. L’histoire potentielle discute de ça.

Artiste – fabri

Lotte Arndt: À la figure de l’artiste autonome qui émerge comme un opérateur de la modernité, désengagé d’une appartenance sociale et d’une communauté spécifique, pour circuler désormais dans des espaces rendus disponibles et extractibles par le contrôle impérial et dont les œuvres intègrent le musée universel, tu opposes les fabri, producteurs·trices de mondes à travers leur activité qui créent la communauté par sa transformation constante*. Bien au-delà d’une critique du modèle de l’artiste occidental·e, l’enjeu est ici de penser une pratique créatrice qui ne serait pas isolée d’un contexte social, mais engagée à y prendre part et à en prendre soin. La Résistance des bijoux est traversé par la quête de la transmission d’un savoir entretenu par un savoir-faire, le façonnage de bijoux, et son interruption par les re-classifications répétées et les déplacements forcés des Juifs·ves d’Algérie. Dans ton propre travail, désapprendre à considérer ces bijoux comme une catégorie d’objets montrés dans des vitrines dédiées dans les musées d’ethnologie, "du monde arabe" et de "l’art islamique" passe par l’apprentissage des gestes pour les fabriquer – un savoir potentiellement porteur de transmission transformative.

Ariella Aïsha Azoulay: De la même manière que l’impérialisme a détruit la diversité des systèmes de droits, de formes d’appartenance à des communautés diverses ou des pratiques spirituelles pour imposer l’universalité d’autres formes - le musée, l’archive, le citoyen, l’image, la religion - il a détruit la diversité des manières de faire de l’art qui étaient enchevêtrées à la vie des communautés de telle sorte que le pillage de leurs objets a généré leur destruction et les a exposées à une violence chronique. L’invention de l’objet d’art destiné au musée présuppose un objet détachable, déplaçable, interprétable, dépourvu de fonctions et ayant une place définie dans l’imaginaire impérial d’une temporalité linéaire de l’histoire d’art, ainsi que d’une valeur dans un marché global. Imaginons que les objets d’art moderne, conçus ainsi et gardés dans les musées de type occidental soient volés - aucune communauté ne serait gravement touchée par leur disparition - hormis l’élite qui les gère, qui ne forme pas une communauté à proprement parler, et qui en profite. Non pas que ces objets ne soient pas beaux ou n’aient pas de valeur autre que financière, mais ils n’ont pas de fonction dans la vie des communautés sauf celle "d’objets d’art", existant dans l’une des sphères fabriquées par l’impérialisme. Ceci est lié au fait que l’impérialisme a également détruit l’existence des communautés qui vivaient physiquement dans un monde partagé et qui prenaient soin de ce monde et de ses membres. L’intense migration de gens et d’objets depuis 1492 a créé un monde dans lequel la violence continue sans qu’on reconnaisse sa source directe, car aucune des catastrophes produites par l’impérialisme n’a été terminée par une abolition des technologies qui l’ont permise. Dans l’artisanat, pas dans les objets isolés mais dans leur mémoire cosmologique, il y a des formes d’être ensemble et de partage du monde, dont on doit se souvenir, et que l’on doit raviver.

L’obturateur impérial

Lotte Arndt: Déjà dans ton livre The Civil Contract of Photography, la photographie est comprise comme inséparable des relations sociales et du pouvoir qui les régit. Ce que peut être représenté ou pas, par qui et dans quelles conditions, fait intrinsèquement partie des conditions d’existence d’une image. Parfois, en l’absence d’images, tu montres que toutes les images existantes deviennent des images de ce qu’elles ne montrent pas (je pense ici particulièrement à ton essai/installation Une histoire naturelle du viol (2009-2022) qui interroge la quasi absence de la représentation des viols de masse dans les ruines de Berlin en printemps 1945 - pour qu’un récit impérial d’une libération victorieuse puisse être établi, le sort des femmes violées ou en deuil qui pourrait brouiller les lignes de division nationales, devrait être tu). Dans Potential History, bien au-delà de leur apparition historique, la photographie et l’appareil photo sont plus particulièrement analysés comme des matérialisations de la technologie impériale : celle-ci effectue en permanence des lignes de division dans le temps (avant et après), dans l’espace (devant et derrière), et dans la société (entre celles et ceux qui possèdent ces appareils et peuvent s’approprier leurs produits, et celles et ceux qui sont sujets à l’extraction). Tu montres que ces opérations ne sont pas neutres, mais participent à légitimer le régime impérial.

Ariella Aïsha Azoulay: Tout au long de mon travail sur la photographie, j’ai cherché des manières de rejeter la conception de la photographie comme pratique productive. Cette conception participe d’une confusion inhérente à la manière dont la photographie a été établie - entre la photo, l’image singulière, produite au cours d’un événement que j’appelle "l’événement photographique", et la photographie comme pratique sociale et politique qui ne peut être réduite à la ou le photographe, celle ou celui qui détient les moyens dits de production. Rejeter cette confusion m’a permis d’abord de dire que la pratique photographique n’est pas toujours productive :  il peut y avoir des événements photographiques sans qu’un appareil de photo présent ne produise une seule image. Puis, il y a des images qui flottent, dont on ne sait pas dans quelles circonstances elles ont été prises, et la rencontre avec elles produit un autre type d’événement, cette fois-ci médiatisé par la photographie. Dans le cadre de ces deux types d’événements photographiques, il faut reconnaître la participation active, (in)volontaire, (non)consensuelle, forcée ou désirée, ignorée ou affirmée de plusieurs personnes, qui peuvent intervenir non seulement au moment reconnu comme celui de la prise de vue, mais aussi après. Cette reconfiguration de ce que j’appelle l’ontologie politique de la photographie a permis d’intervenir dans la syntaxe impériale, enregistrée dans la photographie, qui nous a enseigné que comme spectateurs et spectatrices, on arrive après ce qui est enregistré dans la photo et on ne peut plus le changer. Ce déplacement était crucial dans l’étude de la destruction de la Palestine, car il fallait rejeter l’imagerie des Palestinien·ne·s comme réfugié·e·s que la photographie nous propose, pour faire place au moment de leur refus d’être expulsé·e·s qui est le moment dans lequel l’existence de l’état colonial ne peut pas être assumé comme un fait accompli.
Revenons à la photographie comme pratique qui ne produit pas nécessairement des images. La scène emblématique est celle de la torture par la caméra. La conception non-productive de la photographie nous permet d’accéder à l’événement photographique sans avoir accès aux photos qui ont été prises ou non. Dans mon travail, je les désigne comme "untaken photographs", des photographies non-prises. Ceci nous permet de questionner les fondements de la photographie qui a été conçue et pensée du point de vue de ceux qui avaient les moyens de prendre des photos des autres et d’imposer cette pratique dans des endroits qui ont été violentés par la colonisation militaire, comme l’Algérie et l’Afrique plus largement.
L’ontologie politique de la photographie est un effort de penser la photographie tout en prenant en compte tou·te·s les participant·e·s, y compris les plus passif·ve·s et abusé·e·s, et non pas seulement comme victimes de la photographie mais aussi comme acteur·ices qui la définissent.
De là, s’est posée la question de savoir où se trouvent les viols de masse de femmes allemandes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale dans les archives photographiques qui consistent en des millions de photos prises sur les lieux où elles étaient violées ? Plutôt que d’être piégée par ce qui est donné à voir, par ce qu’on reconnait dans chaque image, je me suis interrogée sur la place que prenait le viol dans cette même substance photographique produite là où elles ont été violées.
Je finis sur l’obturateur. Dans Potential History, je soutiens que la photographie n’a pas été inventée avec l’appareil photo mais plutôt avec des technologies impériales antérieures qui ne sont pas nécessairement basées sur des appareils, et dont le fonctionnement est omniprésent. Ces technologies ont pu s’imposer comme remplaçantes de ce qu’elles ont détruit car elles opèrent par un obturateur qui fait que ce monde détruit tombe désormais hors du cadre, et est foutu pour toujours. La photographie, donc, n’a pas été conçue dans les années 1830 par les protagonistes reconnus comme ses inventeurs, mais en 1492, au moment où ces technologies qui s’opèrent par l’obturateur ont imposé la triple division impériale - la division du temps, de l’espace et du corps politique
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Faire grève, répéter, réparer

Lotte Arndt: L’histoire potentielle, telle que tu la conçois, n’est pas la "tentative de raconter seulement la violence, mais plutôt un refus onto-épistémique de reconnaître comme irréversible les résultats, catégories, statuts et formes dans lesquels elle se matérialise" (cf. Potential History, p.286). En poussant plus loin une réflexion d’Audre Lorde, tu prônes de ne pas seulement récuser les outils du maître, mais de ne pas concevoir un acte dans l’histoire mais contre l’histoire, contre l’établissement des conséquences de la violence et de la dépossession comme des faits accomplis. À l’inverse, en adoptant un lieu d’énonciation qui refuse les prémisses de ces effacements, l’apparente factualité d’une histoire affirmée par des institutions comme les archives et les musées trébuche.
Cependant, l’idée de "rembobiner" l’histoire ne me semble pas prôner un retour à un statu quo ante statique : plutôt, tu penses la performativité de gestes et de déplacements conceptuels, qui permettent de changer un positionnement dans le présent, de fissurer les catégories et institutions qui se présentent comme inébranlables.
Avant de finir sur la/les réparation(s) comme condition(s) d’une mondialité (worldliness), tu proposes des répétitions de la souveraineté mondiale (worldly sovereignty), opposée à la souveraineté différentialiste. C’est un acte de production dans le présent, rendu possible par un déplacement épistémologique fondamental, enclenché et entretenu par un travail actif de génération des potentialités. Il s’agit ici de penser une relation nécessairement plurielle, un apprentissage collectif, qui nécessite de répéter, de s’entraîner, de se constituer par des expérimentations et expériences engagées
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Ariella Aïsha Azoulay: Justement comme tu le dis, rembobiner l’histoire n’est ni nostalgique ni un retour à un statu quo ante statique. Du moment où on commence à rembobiner ou renverser ce qui a été imposé comme inévitable et irréversible, on n’opère pas un grand saut direct en 1492. Plutôt, on se heurte aux blessures, aux plaies, aux urgences de guérir, de réparer, de rétablir, de reconstruire, bien évidemment avec d’autres, avec des moyens modestes, avec nos mains, nos rêves, nos cœurs, nos mémoires, et ce qui nous a été transmis et qui était inutile dans un monde programmé à progresser dans le but de progresser, d’accumuler dans le but d’accumuler, de disposer dans le but de disposer, et inséparablement de construire des musées de ces catastrophes dans lesquels nos ancêtres sont "honoré·e·s" comme victimes. L’histoire potentielle est un manifeste contre l’histoire, conçu comme des séries de répétitions (rehearsals) anti-historiques dont La Résistance des bijoux fait maintenant partie. Par anti-historique j’entends que pour les écrire, j’ai habité un monde que l’histoire a affirmé comme disparu. Et pourtant… nous sommes encore là, revendiquons-le…

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* La référence au homo faber est empruntée à Hannah Arendt qui différencie le travail du labeur et de l’action politique qui constituent la condition humaine. Si on comprend homo faber simultanément comme membre d’une communauté de fabri (fabricants) et engagé dans le travail collectif de la vita activa – une vie de travail, de fabrication, d’agir en tant que membre d’une communauté – dans ces trois domaines, l’ampleur des destructions, provoquées par les pillages, au-delà du vol des objets, est indéniable. Fabri fait référence au personnage du homo faber – l’idée que les humains établissent leur monde à travers leur activité, au-delà du besoin de gagner leur vie par le travail.

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Un extrait de louvrage Potential History: Unlearning Imperialism traduit en français sous le titre Droits au monde est disponible en ligne sur le site de la revue Troubles dans les collections, de même que la version sous-titrée en français du film d’Ariella Aïsha Azoulay intitulé Sans papiers: désapprendre le pillage impérial (2020).


 

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