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D’UN SEUL SANG

Pauline Hopkins

Chapitre I

Les récitations de la journée étaient terminées. C’était la première semaine de novembre, et tous les jours de la semaine, ou presque, il avait plu ; la température désormais glaciale ajoutait de l’inconfort à cette saison lugubre. Le vent de l’équinoxe persistait à faire tourbillonner les dernières feuilles jaunes des arbres du campus pour les répandre dans les allées désertes, tandis que du ciel de plomb voletaient des flocons de neige blancs qui donnaient à la scène une touche hivernale imprévue.

Le vent d’est pour lequel Boston et ses environs sont fameux rabattait le grésil contre les carreaux de la chambre dans laquelle Reuel Briggs était assis, entre ses livres et son équipement d’expérimentation. La pièce lui servait de lieu de vie et de chambre à coucher. Briggs aurait pu vous dire que le dénuement et la désolation de son appartement étaient à l’image de sa vie, mais étant un homme tout en retenue, il savait souffrir en silence. Cet après-midi gris et pluvieux, sa morne promenade par-delà le pont de West Boston, dans les rues détrempées, n’avait fait qu’accentuer la solitude de sa situation, et sa journée avait été hantée de pensées morbides : à quoi bon s’acharner au travail pour se faire une place dans le monde — pour des habits, de quoi manger, avoir un toit ? Le suicide serait-il une erreur ? se demandait-il au milieu de ses tourments persistants. Dans la tempête, des voix et des mains avaient semblé tout au long du jour l’appeler à trancher le nœud gordien et à résoudre à tout jamais l’énigme de l’origine et de la destination.

Sa place dans le monde serait vite occupée ; aucun vide ne le demeurait ; l’éternel mouvement d’avancée de toutes choses comblait les brèches, et le cri du nouveau-né venait accroître la grande armée des mortels qui foulaient d’un pas pressé jusqu’aux derniers organes de la Terre mère. Il se tourmentait de la sorte depuis des mois, mais le courage lui manquait encore pour déchirer le voile. Il avait fait sombre de bonne heure. Reuel n’avait pas bougé de sa chambre depuis son retour de l’hôpital, ni mangé ni bu, et cette solitude qu’il désirait tant l’étreignait pleinement désormais. Il était cinq heures. Il s’assit à côté de la table nue, une jambe croisée sur l’autre. Ses doigts gardaient le livre ouvert à la page qu’il lisait, mais son attention se perdait au-delà du plomb du ciel, du ruissellement des vitres et du vacarme de l’orage battant dehors.

Il se pénétrait des mots qu’il venait de lire et que l’obscurité avait dérobés à son regard. Intitulé « Le résidu inclassé », le livre tout juste publié et déjà très prisé des amateurs de mysticisme portait sur le vaste domaine des nouvelles découvertes en psychologie. Briggs étudiait de près ce que l’on pourrait appeler les « absurdités » des phénomènes surnaturels ou mystiques, que l’ordinaire du monde considérait comme des « effets de l’imagination », une expression de dédain achevé, dénuée de toute précision ; un livre qui en somme convenait à l’humeur de cet homme. Ses mots étaient d’une pertinence obsédante :

« Et pourtant, les phénomènes sont là, exposés au grand jour à la surface du livre de l’histoire. Quelle que soit la page à laquelle vous l’ouvrez, vous y trouverez des faits mentionnés sous le nom de divination, d’inspiration, de possession démoniaque, d’apparition, de transe, d’extase, de guérison miraculeuse, de déclenchement de maladie, ou encore de pouvoir occulte qui aurait été aux mains d’individus et exercé sur leur entourage, personnes ou objets.

« Les guérisseurs de l’esprit et les savants chrétiens, de plus en plus visibles dans nos communautés, obtiennent sans conteste des résultats remarquables dans certains cas. Et l’ordinaire des médecins de les balayer d’un revers de la main, croyant résoudre le mystère en déclarant qu’il n’y aurait là que des “effets de l’imagination”. Aussi vague que soit la formule, elle n’est pas dépourvue de sens.

« Nous connaissons une femme, en rien hystérique, qui dans ses transes sait des faits qui sont absolument au-delà des possibilités normales de sa conscience, des faits sur la vie de personnes qu’elle n’a jamais vues et dont elle n’a jamais entendu parler auparavant. Je suis parfaitement averti de toutes les implications de cette déclaration, et je la fais délibérément, n’ayant quasi aucun doute quant à sa véracité. »

Briggs jeta alors le livre à terre et, se levant de sa chaise, se mit à arpenter de long en large le dépouillement de la pièce.

« C’est cela, dit-il enfin à voix haute, j’ai le pouvoir, je connais la vérité de chacun de ces mots, de tout ce qu’affirme M. Binet, et si seulement je pouvais me livrer aux expériences nécessaires, je sidérerais le monde. Ô Pauvreté ! Ostracisme ! N’ai-je pas vidé la coupe amère jusqu’à la lie ? » interpella-t-il, d’un rire brutal et ironique.

Mère Nature avait gratifié Reuel Briggs de facultés physiques supérieures, mais il n’avait jamais eu l’occasion encore de les considérer comme des bénédictions. Nul ne pouvait manquer de constater la largeur de ses épaules, le cou puissant qui soutenait sa figure banale, la longueur de ses membres, la vigueur de ses mains. Sa tête d’athlète aux oreilles serrées était couverte d’une abondante chevelure noire, lisse et bien taillée, épaisse et douce ; chez ce remarquable jeune homme, le nez était aristocratique, quoique presque gâché par de larges narines ; sa peau était blanche, mais d’une teinte olivâtre, de cette couleur cireuse qui est la marque des tempéraments forts et mélancoliques.

Sa large bouche dissimulait de longues et puissantes dents blanches qui brillaient entre des lèvres égales et étroites, qui se séparaient le plus souvent en un sourire tout à la fois grave, génial et particulièrement doux ; en effet, son sourire transformait aussitôt sa figure banale en un visage qui intéressait et fascinait les hommes et les femmes. Assurément, quelques ridules autour de sa bouche trahissaient un tempérament passionné, nerveux, mais elles s’accordaient fort bien au reste de sa forte personnalité. D’un gris lumineux et perçant, ses yeux étaient courageux, affûtés, astucieux. Briggs n’était pas homme à être méprisé, ni physiquement, ni mentalement.

Aucun des étudiants réunis dans cette ruche d’hommes sous la bienveillante protection de leur alma mater ne savait rien des origines de Reuel Briggs. La rumeur voulut d’abord qu’il soit de souche italienne, puis on le « supposa » japonais, mais quel que fût le pays qui aurait pu le revendiquer comme fils, tous ses congénères le considéraient comme un génie de la recherche scientifique et lui prédisaient le meilleur une fois ses études achevées. Il n’avait ni argent, puisqu’il était asocial et d’une négligence à la limite de l’inconvenance, ni parents apparemment, puisque sa correspondance se résumait à des lettres envoyées par des directeurs de journaux et de magazines réputés de la région. Pourtant, il subvenait à ses besoins et à sa vie chez un logeur de troisième ordre près de Harvard Square, aux frais d’intellectuels médiocres ou de riches oisifs, dont toute grande université regorge, et auxquels Briggs servait de « tuteur », tout en fournissant aux magazines des articles scientifiques sur le fascinant sujet des phénomènes spirites. Quelques-uns de ses articles avaient fait grande impression. Il poursuivit un certain temps ses cent pas monotones, qui finirent par prendre fin près du manteau de la cheminée, d’où il sortit pour la remplir une pipe d’aspect ignominieux.

« Ma foi, soliloqua-t-il une fois rassis dans son fauteuil, la fatalité m’accable, elle me convoque, moqueuse, et j’accepte son défi. La limite, je ne la franchirai pas pour le moment. Si j’en sors vainqueur, ce sera par la force de mon cerveau et la puissance de ma volonté. Je vaincrai, je le dois et je le ferai. »

La tempête gagnait encore en violence ; le crépuscule précoce tombait vite et, au point de sa rêverie, son attention fut attirée par le cliquetis des fenêtres et les glapissements qui sifflaient dans les bourrasques du vent plaintif. « Bon sang ! Quelle nuit abominable ! » Dans un frisson, il rapprocha sa chaise du cylindre du poêle, dont le corps rayonnant était le seul objet qui évoquait la joie dans cette pièce nue.

Il était assis le dos à demi tourné pour recueillir les bienfaits de la chaleur et regardait dans la lumière du crépuscule au-delà de la place, de par les larges allées du campus, les arbres gigantesques et leurs bras de squelettes qui tanguaient dans le vent, et les flocons de neige qui dansaient en voletant jusqu’à terre dans leurs robes de fées avant de se transformer bientôt en ruisseaux qui débordaient des caniveaux. Tout à sa contemplation, il tomba dans un état de songe qu’il n’aurait su expliquer. À mesure qu’il plongeait son regard grave et pénétrant dans la nuit, l’obscurité et la tempête peu à peu s’estompaient dans des teintes de crème et de rose, de lèvres douces et humectées. Sur le fond du ciel bas et des branches ondoyantes, il vit distinctement se tracer un beau visage, bordé de cheveux d’or, avec des yeux bruns, doux, profonds et graves — terriblement graves, lui semblait-il en cet instant —, des lèvres de bébé rosées et une expression de supplication mélancolique. Ô combien réelle, si réelle, paraissait l’ombre passagère à celui qui la contemplait !

Confusément conscient que cette étrange expérience relevait des « effets de l’imagination », il voulut bouger mais il était sans force. L’apparition s’estompait, s’éloignait, flottant graduellement hors de sa vue, tandis qu’un sentiment de tristesse et de mauvais augure l’enveloppait de son manteau.

Une rafale de vent plus furieuse encore secoua le châssis de la fenêtre. Reuel regarda autour de lui d’un air hagard, comme un homme s’éveillant d’un sommeil lourd. Il écouta la plainte de la bourrasque et jeta un coup d’œil sur le feu en se frottant les yeux. La vision avait disparu ; il était seul dans la pièce ; tout était silence et obscurité. Le tic-tac de l’horloge au rabais sur le manteau de la cheminée suivait le rythme des battements de son cœur. La lumière de sa propre vie semblait soudain éclipsée par le passage de la merveilleuse vision de Vénus. Conscient de l’étrange murmure qui régnait dans sa tête et semblait contrôler ses mouvements, il se leva pour se diriger vers la fenêtre et l’ouvrir ; de grands coups retentirent à la porte.

Briggs ne répondit pas d’emblée. Il ne tenait pas à avoir de la compagnie. Le tambourineur finirait par partir. Mais il persista. Le tapage se répéta, se concluant par un coup double accompagné de mots :

« Je sais que tu es là ; ouvre, allez ouvre, fils d’Érèbe ! Espèce de Turc revêche ! »

Ainsi tancé, Briggs tourna la clef et ouvrit grand la porte.

« C’est toi, n’est-ce pas ? Maudit sois-tu, toujours là quand on ne veut pas de toi », grogna-t-il.

Le visiteur entra et referma la porte derrière lui. Dans un rire, il posa son parapluie dégoulinant derrière le poêle, contre la cheminée, et aussitôt un petit ruisseau commença à se répandre en l’absence de tapis ; il se débarrassa ensuite de ses habits de pluie.

« Fils d’Érèbe, oui, espèce d’ingrat. Il fait noir comme dans l’Hadès ici ; une lampe, de la lumière ! Pourquoi m’as-tu fait attendre comme un rat noyé ? »

Sa voix était douce et musicale. Briggs alluma sa lampe de travail. La lumière révéla un homme grand, doté d’un beau visage de dieu grec, mais ses traits sculpturaux n’inspiraient pas confiance. Quelque chose dans le visage d’Aubrey Livingston suscitait le doute. Mais il avait su se montrer aimable avec Briggs et était, de fait, son seul ami à l’université, et à dire vrai, dans ce monde.

Dans un acte de générosité, il avait aidé le jeune homme dépité, alors en première année, à surmonter les obstacles qui semblaient le condamner à mettre un terme à son parcours universitaire. Si la dette pécuniaire était depuis longtemps acquittée, Reuel en avait conçu pour son libérateur une affection et une vénération qui tenaient de la dévotion canine.

« Une nuit abominable, poursuivit-il en s’étirant de tout son long dans l’unique fauteuil de la pièce. Sur quoi te morfonds-tu, tout seul dans l’obscurité ?

– Toujours la même chose, répondit Briggs pour faire court.

– Pas étonnant que les autres disent que tu es tordu, Reuel.

– Ah, tu sais ! Le problème de l’origine et de la destination ! Le résoudre, c’est ma vie ; laisse-les parler.

– Il faut te rebaptiser “Science des états de transe”, Reuel. Je ne sais pas comment un homme peut comme ça trimer jour et nuit. » Livingston lui tendit un cigare et ils fumèrent un moment en silence. Enfin, Reuel dit :

« Goûte une seule fois à la pauvreté, Aubrey, et tu résoudras le secret du succès dans la vie de bien des étudiants.

– Cela me ferait du bien, sans aucun doute, répondit Livingston en riant, mais pour le moment, ce sont les dames, bénis soient leurs jolis minois, qui me perturbent, et non de fouiller dans les livres ou de me lamenter sur les moyens et les fins. Esprits de mes ancêtres, empêchez-moi d’avoir jamais à travailler !

– Sacré veinard ! grogna Reuel, envieux, tout à sa contemplation admirative du beau visage tourné vers le plafond, qui fixait de ses yeux doux et caressants, entre les volutes de fumée, l’affreux mur blanchi à la chaux. Pourtant, tu possèdes un plus grand don de dualité que moi, ajouta-t-il songeur. Tu peux bien dire ce que tu veux, me ridiculiser, me tourmenter, mais tu sais comme moi que les merveilles du monde matériel ne sauraient effleurer celles du pays inconnu en nous-mêmes, le moi caché qui repose en toute quiétude au fond de l’âme humaine.

– C’est vrai, Reuel, et je me demande souvent ce qu’il advient de l’esprit et de la morale, ces entités distinctes réunies au sein de la république qu’est l’homme, quand la mort survient. Le bien et le mal s’affrontent en moi ;lequel aura le dessus ? Lequel des deux m’accompagnera au pays du silence ?

– Le bien et le mal, Dieu et le diable. Oui, le pécheur ou le saint, le corps ou l’âme, qui l’emporte dans la lutte de la vie ? Je ne suis pas sûr que cela importe vraiment, conclut Reuel d’un haussement de ses belles épaules. Si je ne devais plus te revoir jusqu’à ce que la lutte s’achève, je le saurais. D’ici cinq ans, ton visage racontera son propre récit. Mais écoute un peu ça. » Il ramassa le livre qu’il était en train de lire et, en tournant rapidement les pages, relut divers passages qui avaient fait impression sur lui.

« Curieuse accumulation de données ; l’auteur se prend de toute évidence au sérieux, commenta Livingston.

– Et pourquoi pas ? demanda Reuel. Toi et moi en savons assez pour pouvoir prêter à l’auteur des intentions honnêtes.

– Oui, mais sommes-nous prêts à aller jusque-là ?

– Cet homme est lui-même un mystique. Il présente ses preuves avec suffisamment de clarté.

– Et tu lui accordes du crédit ?

– À chacun de ses mots ! Si seulement je pouvais trouver le sujet adéquat, je pourrais te convaincre ; j’irais plus loin encore que M. Binet dans le dévoilement du grand schème de compensation et de rétribution qui s’opère dans les vastes recoins de l’âme humaine.

– Trouve le bon sujet et je m’occuperai de l’argent, rit Aubrey.

– Tu le penses vraiment, Aubrey ? Tu te joindrais à moi pour faire davantage la lumière sur les mystères de l’existence ?

– Je le pense vraiment. Reuel, redescends de tes nuages maintenant et viens avec moi à ce concert.

– Ce soir ?

– Oui, “ce soir”, imita l’autre. Plus la nuit est noire, plus grand est le besoin de s’amuser. Tu ne sors pas assez.

– Qui donne ce concert ?

– Eh bien, c’est une grande nouveauté dans le monde de la musique ; quelque chose dont les Nordistes ignorent tout ; mais moi qui suis un Sudiste de naissance et d’éducation, Sudiste “jusqu’à la moelle” comme dit le vulgaire, la musique nègre, je la connais et je la comprends. C’est un concert de morceaux choisis donné au temple de Tremont par un ensemble de gens de couleur venu du Sud. J’ai des billets. C’est Redpath qui les a.

– Bien sûr, dit comme ça, j’imagine que je dois venir. » Briggs ne semblait pas particulièrement impressionné.

« D’ailleurs, pour en venir au concret de la chose, Reuel, que penses-tu du problème noir ? Maintenant que j’y pense, je n’ai jamais entendu ton opinion sur le sujet. Il me semble bien que c’est la seule et unique question brûlante sur laquelle tu restes mutique, parmi toutes celles dont regorgent l’actualité et les sciences de ceci et de cela.

– J’ai en horreur les discussions sur les déboires des infortunés, des vagabonds, des chiens et chats errants et des nègres, probablement parce que j’en suis un moi-même, d’infortuné. »

Ils continuèrent à fumer en silence.

Traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy

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